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Ordonnance - Mesures conservatoires

La Cour internationale de Justice,

Ainsi composée,

Après délibéré en chambre du conseil,

Vu les articles 41 et 48 de son Statut et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,

Rend l'ordonnance suivante :

1.
Le 26 février 2022, à 21 h 30, l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie au sujet d’«un différend ... concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide» (dénommée ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»).
2.
Au terme de sa requête, l’Ukraine

«prie respectueusement la Cour :

a) de dire et juger que, contrairement à ce que prétend la Fédération de Russie, aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;

b) de dire et juger que la Fédération de Russie ne saurait licitement prendre, au titre de la convention sur le génocide, quelque action que ce soit en Ukraine ou contre celle-ci visant à prévenir ou à punir un prétendu génocide, sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été perpétré dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;

c) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;

d) de dire et juger que l’«opération militaire spéciale» annoncée et mise en œuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;

e) d’exiger de la Fédération de Russie qu’elle fournisse des assurances et garanties de non-répétition en ce qui concerne la prise par elle de toute mesure illicite en Ukraine et contre celle-ci, notamment l’emploi de la force, en se fondant sur son allégation mensongère de génocide ;

f) d’ordonner la réparation intégrale de tout dommage causé par la Fédération de Russie par suite de toute action fondée sur son allégation mensongère de génocide.»

4.
En même temps que la requête, l’Ukraine, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, a présenté une demande en indication de mesures conservatoires.
5.
Au terme de sa demande, l’Ukraine a prié la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :

«a) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires commencées le 24 février 2022 ayant pour but et objectif déclarés la prévention et la répression d'un prétendu génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk.

b) La Fédération de Russie doit veiller immédiatement à ce qu'aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle, sa direction ou son influence ne prenne de mesures tendant à la poursuite des opérations militaires ayant pour but et objectif déclarés la prévention et la répression d'un génocide que commettrait l'Ukraine.

c) La Fédération de Russie doit s'abstenir de tout acte susceptible d'aggraver ou d'étendre le différend qui constitue l'objet de la requête ou d'en rendre le règlement plus difficile, et donner des assurances à cet égard.

d) La Fédération de Russie doit rendre compte à la Cour des mesures prises pour exécuter l'ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d'une semaine à compter de la date de celle-ci, puis à intervalles réguliers, dans les délais qui seront fixés par la Cour.»

6.
L'Ukraine a en outre prié la présidente de la Cour,

«en application du paragraphe 4 de l'article 74 du Règlement de la Cour, ... d'inviter la Fédération de Russie à cesser sur-le-champ toute action militaire sur son territoire dans l'attente de la tenue d'une audience, de manière que toute ordonnance de la Cour sur la demande en indication de mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus».

7.
Le 27 février 2022 au matin, le greffier a communiqué par courriel à la Fédération de Russie un exemplaire préliminaire de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires. Ces documents ont été formellement communiqués à la Fédération de Russie le 28 février 2022, conformément au paragraphe 2 de l'article 40 du Statut de la Cour, en ce qui concerne la requête, et au paragraphe 2 de l'article 73 du Règlement, en ce qui concerne la demande en indication de mesures conservatoires. Le greffier a également informé le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies du dépôt par l'Ukraine de cette requête et de cette demande.
8.
En attendant que la communication prévue au paragraphe 3 de l'article 40 du Statut ait été effectuée, le greffier, par lettre en date du 2 mars 2022, a informé tous les Etats admis à ester devant la Cour du dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires.
9.
La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de nationalité ukrainienne, l'Ukraine s'est prévalue du droit que lui confère l'article 31 du Statut de procéder à la désignation d'un juge ad hoc pour siéger en l'affaire ; elle a désigné M. Yves Daudet.
10.
Par lettre en date du 1er mars 2022, la présidente de la Cour, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 4 de l'article 74 du Règlement, a appelé l'attention de la Fédération de Russie sur la nécessité d'agir de manière que toute ordonnance de la Cour sur la demande en indication de mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus.
11.
Par lettres en date du 1er mars 2022, le greffier a fait connaître aux Parties que la Cour, conformément au paragraphe 3 de l'article 74 de son Règlement, avait fixé aux 7 et 8 mars 2022 les dates de la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires. Il leur a indiqué que les audiences se tiendraient sous forme hybride, chaque Partie pouvant décider qu'un certain nombre de ses représentants seraient présents dans la grande salle de justice et que d'autres participeraient à distance par liaison vidéo.
13.
Au cours de l'audience publique tenue le 7 mars 2022 sous forme hybride, des observations orales sur la demande en indication de mesures conservatoires ont été présentées par :

Au nom de l’Ukraine :

M. Anton Korynevych,
M. Jean-Marc Thouvenin,
M. David M. Zionts,
Mme Marney L. Cheek,
M. Jonathan Gimblett,
M. Harold Hongju Koh,
Mme Oksana Zolotaryova.

15.
Sous le couvert d'une lettre en date du 7 mars 2022 reçue au Greffe peu après la clôture de l'audience, l'ambassadeur de la Fédération de Russie auprès du Royaume des Pays-Bas a communiqué à la Cour un document exposant «la position de la Fédération de Russie en ce qui concerne l'incompétence de la Cour en [l']affaire».
16.
Le Gouvernement de la Fédération de Russie n'ayant pas comparu lors de la procédure orale, aucune demande formelle n'a été présentée par lui. Cependant, dans le document communiqué à la Cour le 7 mars 2022, la Fédération de Russie soutient que celle-ci n'a pas compétence pour connaître de l'affaire et la «prie ... de s'abstenir d'indiquer des mesures conservatoires et de radier l'affaire de son rôle».

I. Introduction

17.
Le contexte dans lequel la présente affaire est portée devant la Cour est bien connu. Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie, M. Vladimir Poutine, a déclaré qu'il avait pris la décision de mener une «opération militaire spéciale» contre l'Ukraine. Depuis lors, d'âpres combats font rage sur le territoire ukrainien, lesquels ont coûté la vie à de nombreuses personnes, causé d'importants déplacements de populations et provoqué des dommages étendus. La Cour a bien conscience de l'ampleur de la tragédie humaine qui se déroule en Ukraine et nourrit de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l'on continue d'y déplorer.
18.
La Cour est profondément préoccupée par l'emploi de la force par la Fédération de Russie en Ukraine, qui soulève des problèmes très graves de droit international. La Cour garde présents à l'esprit les buts et les principes de la Charte des Nations Unies, de même que les responsabilités qui lui incombent, en vertu de ladite Charte et du Statut de la Cour, en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité internationales, ainsi que le règlement pacifique des différends. Elle estime nécessaire de souligner que tous les Etats doivent agir conformément à leurs obligations en vertu de la Charte des Nations Unies et des autres règles du droit international, y compris du droit international humanitaire.
19.
Le conflit en cours entre les Parties a été traité dans le cadre de plusieurs institutions internationales. L'Assemblée générale des Nations Unies a adopté le 2 mars 2022 une résolution faisant référence à de nombreux aspects du conflit (doc. A/RES/ES-11/1). Toutefois, l'affaire soumise à la Cour est de portée limitée, l'Ukraine n'ayant introduit la présente instance qu'au titre de la convention sur le génocide.
20.
La Cour déplore la décision prise par la Fédération de Russie de ne pas prendre part à la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires, telle qu'énoncée dans la lettre susmentionnée du 5 mars 2022 (voir le paragraphe 12 ci-dessus).
21.
La non-comparution d'une partie comporte des conséquences négatives pour une bonne administration de la justice, en ce qu'elle prive la Cour de l'aide qu'une partie aurait pu lui apporter. La Cour doit néanmoins continuer de s'acquitter de sa fonction judiciaire dans n'importe quelle phase de l'affaire (Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 464, par. 25 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 23, par. 27).
22.
Bien qu'officiellement absentes, les parties non comparantes soumettent parfois des lettres et des documents à la Cour par des voies et moyens non prévus par son Règlement (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 25, par. 31). La Cour a avantage à connaître les vues des deux parties, quelle que soit la manière dont ces vues s'expriment (ibid.). Aussi prendra-t-elle en considération le document communiqué par la Fédération de Russie le 7 mars 2022 dans la mesure où elle estimera approprié de le faire pour s'acquitter de ses obligations.
23.
La Cour rappelle que la non-comparution de l'un des Etats en cause ne saurait en soi constituer un obstacle à l'indication de mesures conservatoires (Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 13, par. 13). Elle souligne que la non-participation d'une partie à la procédure ou à une phase quelconque de celle-ci ne saurait en aucun cas affecter la validité de sa décision (cf. Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 464, par. 26 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 23, par. 27). Si la présente affaire devait se poursuivre au-delà de la phase actuelle, la Fédération de Russie, qui y demeure Partie, pourra, si elle le souhaite, comparaître devant la Cour pour présenter ses arguments (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 142-143, par. 284).

II. Compétence prima facie

1. Observations générales

24.
La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais elle n'a pas besoin de s'assurer de manière définitive qu'elle a compétence quant au fond de l'affaire (voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 9, par. 16).
25.
En la présente espèce, l'Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l'article 36 du Statut de celle-ci et sur l'article IX de la convention sur le génocide (voir le paragraphe 3 ci-dessus). La Cour doit donc, en premier lieu, déterminer si ces dispositions lui confèrent prima facie compétence pour statuer au fond de l'affaire, ce qui lui permettrait — sous réserve que les autres conditions nécessaires soient réunies — d'indiquer des mesures conservatoires.
26.
L'article IX de la convention sur le génocide est ainsi libellé :

«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l'interprétation, l'application ou l'exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d'un Etat en matière de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d'une partie au différend.»

27.
L'Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes deux parties à la convention sur le génocide. L'Ukraine a déposé son instrument de ratification le 15 novembre 1954 et formulé une réserve à l'article IX de la convention ; le 20 avril 1989, le dépositaire a reçu notification du retrait de cette réserve. La Fédération de Russie est partie à la convention sur le génocide, en tant qu'Etat continuateur de la personnalité juridique de l'Union des Républiques socialistes soviétiques, laquelle avait déposé son instrument de ratification le 3 mai 1954 en y joignant une réserve à l'article IX de la convention ; le 8 mars 1989, le dépositaire a reçu notification du retrait de cette réserve.

2. Existence d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide

28.
L'article IX de la convention sur le génocide subordonne la compétence de la Cour à l'existence d'un différend relatif à l'interprétation, l'application ou l'exécution dudit instrument. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un différend est «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d'intérêts» entre parties (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n° 2, 1924, C.P.J.I. série A n° 2, p. 11). Pour qu'un différend existe, «[i]l [doit être] démontr[é] que la réclamation de l'une des parties se heurte à l'opposition manifeste de l'autre» (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). Les ««points de vue des deux parties, quant à l'exécution ou à la non-exécution» de certaines obligations internationales, «[doivent être] nettement opposés»» (Violations alléguées de droits souverains et d'espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74). A l'effet d'établir si un différend existe dans la présente affaire, la Cour ne peut se borner à constater que l'une des Parties soutient que la convention s'applique alors que l'autre le nie (voir Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 414, par. 18).
29.
L'Ukraine entendant fonder sa compétence sur la clause compromissoire d'une convention internationale, la Cour doit rechercher, au présent stade de la procédure, si les actes dont la demanderesse tire grief semblent susceptibles d'entrer dans le champ d'application ratione materiae de cet instrument (cf. Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 239, par. 30).
30.
L’Ukraine affirme qu'un différend l'oppose à la Fédération de Russie concernant l'interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. Elle soutient que les Parties divergent sur la question de savoir si un génocide, tel que défini à l'article II de la convention, a eu lieu ou se déroule dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk et si l'Ukraine a commis ou non un génocide. A cet égard, la demanderesse affirme être en profond désaccord avec l'allégation, qu'elle juge infondée, de la Fédération de Russie quant au fait qu'un génocide aurait été commis en Ukraine et le lui avoir fait savoir en plusieurs occasions depuis septembre 2014, y compris par une déclaration que le ministre ukrainien des affaires étrangères a faite devant l'Assemblée générale des Nations Unies le 23 février 2022.
31.

L'Ukraine soutient en outre que le différend entre les Parties concerne la question de savoir si, en conséquence de son affirmation unilatérale selon laquelle un génocide serait en cours, la Fédération de Russie dispose d'une base juridique valable pour entreprendre une action militaire en Ukraine et contre celle-ci afin de prévenir et de punir un génocide en vertu de l'article premier de la convention sur le génocide. Elle estime que la Fédération de Russie «a inverti le propos de la convention sur le génocide», en formulant une allégation mensongère de génocide pour commettre des actes qui constituent de graves violations des droits humains de millions de personnes sur l'ensemble du territoire ukrainien. Elle affirme que, plutôt que d'entreprendre une action militaire pour prévenir et punir un génocide, la Fédération de Russie aurait dû saisir les organes des Nations Unies au titre de l'article VIII de la convention ou se fonder sur l'article IX de celle-ci pour saisir la Cour. Elle se dit en profond désaccord avec la façon dont la Fédération de Russie interprète, applique et exécute la convention. Se référant entre autres à une déclaration du ministère des affaires étrangères ukrainien en date du 26 février 2022, elle soutient que la Fédération de Russie «ne pouvait pas ne pas avoir connaissance de ce que ses vues se heurtaient à l'«opposition manifeste»» de l'Ukraine.

34.
La Fédération de Russie en conclut que «la requête et la demande [de l'Ukraine] dépassent manifestement le champ d'application de la convention et donc la compétence de la Cour» ; elle prie la Cour de radier l'affaire de son rôle.
35.
La Cour rappelle que, aux fins de déterminer s'il existait un différend entre les Parties au moment du dépôt de la requête, elle tient notamment compte de toute déclaration ou de tout document échangé entre les Parties, ainsi que de tout échange ayant eu lieu dans des enceintes multilatérales. Ce faisant, elle porte une attention particulière aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu. L'existence d'un différend doit être établie objectivement par la Cour ; c'est une question de fond, et non de forme ou de procédure (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 12, par. 26).
36.
La Cour note que la demanderesse conteste l'allégation de la Fédération de Russie selon laquelle l'Ukraine commettrait ou aurait commis un génocide dans les régions ukrainiennes de Louhansk et de Donetsk. L'Ukraine affirme également que rien dans la convention n'autorise la Fédération de Russie à recourir à l'emploi de la force contre elle en tant que moyen de s'acquitter de l'obligation que lui fait l'article premier de cet instrument de prévenir et punir le génocide.
37.
A cet égard, la Cour constate que, depuis 2014, divers organes de l'Etat et hauts représentants russes ont évoqué, dans des déclarations officielles, la commission d'actes de génocide par l'Ukraine dans les régions de Louhansk et de Donetsk. La Cour observe en particulier que le comité d'investigation de la Fédération de Russie — organe public officiel — a engagé, depuis 2014, des poursuites pénales contre de hauts fonctionnaires ukrainiens à raison d'actes allégués de génocide contre la population russophone habitant les régions susmentionnées «en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide».
38.
La Cour rappelle que, dans une allocution prononcée le 21 février 2022, le président de la Fédération de Russie, M. Vladimir Poutine, a qualifié la situation dans le Donbass d'«horreur et [de] génocide, auxquels sont confrontées près de 4 millions de personnes».
39.
Par lettre en date du 24 février 2022 (voir le paragraphe 33 ci-dessus), le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l'Organisation des Nations Unies a prié le Secrétaire général de distribuer comme document du Conseil de sécurité le «texte de l'allocution adressée aux citoyens russes par le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, les informant des mesures prises en application de l'Article 51 de la Charte des Nations Unies dans l’exercice du droit de légitime défense». Dans son allocution, prononcée le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie indiquait qu'il avait, «en application de l'Article 51 du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies», pris la décision «de mener une opération militaire spéciale», «avec l'aval du Conseil de la Fédération de Russie et conformément aux traités d'amitié et d'assistance mutuelle conclus avec les Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk». Il précisait que l'opération spéciale avait pour «objectif» de «protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui». Il ajoutait que la Fédération de Russie devait mettre fin «au génocide» perpétré contre des millions de personnes et qu'elle traduirait en justice les auteurs des nombreux crimes sanglants perpétrés contre des civils, dont des citoyens russes.
40.
Le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l'ONU, se référant à l'allocution prononcée par le président Poutine le 24 février 2022, a expliqué, lors d'une réunion du Conseil de sécurité sur l'Ukraine, que «[l]'objectif de cette opération spéciale [était] de protéger les personnes qui [avaient] été soumises à des abus et à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans».
41.
Deux jours plus tard, le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l'Union européenne a quant à lui déclaré, dans une interview, que l'opération était une «opération militaire spéciale d'imposition de la paix» mise en œuvre «dans un but de dénazification», ajoutant que des personnes avaient, de fait, été «exterminées» et que «[l]e terme officiel de génocide, tel qu'il a été conçu en droit international [, à] la lecture de sa définition[,] se rév[élait] bien adapté à la situation».
42.
En réponse aux allégations de la Fédération de Russie et aux actions militaires entreprises par elle, le ministère ukrainien des affaires étrangères a, dans une déclaration publiée le 26 février 2022, indiqué que l'Ukraine «ni[ait] vigoureusement les allégations de génocide formulées par la Russie» et s'opposait à «toute tentative de recours à de telles allégations sournoises comme prétexte à l'agression illicite de celle-ci».
43.
A ce stade de la procédure, la Cour n'a pas à se prononcer sur la question de savoir si des violations d'obligations découlant de la convention sur le génocide ont été commises dans le contexte du présent différend, ce qu'elle ne pourrait faire que dans le cadre de l'examen de l'affaire au fond. Au stade actuel, celui d'une ordonnance sur une demande en indication de mesures conservatoires, elle doit établir si les actes dont l'Ukraine tire grief semblent susceptibles d'entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide.
44.
La Cour rappelle que, si un Etat n'a pas à se référer expressément, dans ses échanges avec un autre Etat, à un traité particulier pour être ensuite admis à invoquer la clause compromissoire dudit traité aux fins d'introduire une instance devant elle (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 428-429, par. 83), l'objet du traité doit néanmoins être mentionné assez clairement, dans lesdits échanges, pour que l'Etat contre lequel il formule un grief puisse savoir qu'un différend existe ou peut exister à cet égard (Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30). La Cour estime que, en la présente espèce, les éléments versés au dossier démontrent prima facie que les déclarations faites par les Parties mentionnent l’objet de la convention sur le génocide avec suffisamment de clarté pour que l’Ukraine soit admise à invoquer la clause compromissoire de cet instrument pour fonder sa compétence.
45.
Les déclarations émanant des organes de l’Etat et de hauts responsables des deux Parties indiquent l’existence entre elles d’une divergence de vues sur la question de savoir si certains actes qui auraient été commis par l’ukraine dans les régions de Donetsk et de Louhansk sont constitutifs de génocide et emportent donc violation des obligations incombant à cet Etat au titre de la convention sur le génocide, et si l’emploi de la force par la Fédération de Russie dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de l’obligation de prévenir et de punir énoncée à l’article premier de la convention. Du point de vue de la cour, les actes dont la demanderesse tire grief semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide.
46.
La Cour rappelle l’affirmation de la Fédération de Russie selon laquelle son «opération militaire spéciale» se fonde sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier (voir les paragraphes 32-33). Elle observe à cet égard que certains actes ou omissions peuvent donner lieu à un différend entrant dans le champ de plusieurs instruments (cf. Violations alléguées du traité d'amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d'Iran c. Etats-Unis d'Amérique), exceptions préliminaires, arrêt du 3 février 2021, par. 56). L’affirmation de la Fédération de Russie susmentionnée n’empêche pas la Cour de conclure prima facie que le différend exposé dans la requête a trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide.
47.
En conséquence, la Cour conclut que les éléments susmentionnés sont suffisants à ce stade pour établir prima facie l’existence d’un différend entre les Parties relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide.

3. Conclusion quant à la compétence prima facie

48.
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide pour connaître de l’affaire.
49.
Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande de la Fédération de Russie tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle pour incompétence manifeste.

III. Les droits dont la protection est recherchée et le lien entre vrd droits et les mesures demandées

61.
La Cour en vient maintenant à la condition du lien entre les droits revendiqués par l'Ukraine et les mesures conservatoires sollicitées.
62.
L'Ukraine affirme qu'il existe un lien clair entre les droits plausibles qu'elle cherche à préserver et les deux premières mesures conservatoires qu'elle sollicite. En particulier, ces deux premières mesures sont directement liées au droit qu'a l'Ukraine, en vertu de l'article premier, à l'exécution de bonne foi de la convention par tout Etat partie.
63.
La Cour a déjà conclu que l'Ukraine revendique un droit plausible au titre de la convention sur le génocide (voir les paragraphes 50-60 ci-dessus). Elle considère que, par leur nature même, les deux premières mesures conservatoires sollicitées par l'Ukraine (voir le paragraphe 14 ci-dessus) visent à sauvegarder le droit de celle-ci que la Cour a jugé plausible. S'agissant des troisième et quatrième mesures conservatoires sollicitées par l'Ukraine, la question de leur lien avec ce droit plausible ne se pose pas, puisqu'elles viseraient à prévenir tout acte susceptible d'aggraver ou d'étendre le différend existant ou d'en rendre le règlement plus difficile, ainsi qu'à obtenir des informations sur la mise en œuvre de toute mesure conservatoire spécifique qui pourrait être indiquée par la Cour (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 24, par. 61).
64.
La Cour conclut de ce qui précède qu'il existe un lien entre le droit de l'Ukraine que la Cour a jugé plausible et les mesures conservatoires sollicitées.

IV. Risque de préjudice irréparable et urgence

65.
La Cour tient de l'article 41 de son Statut le pouvoir d'indiquer des mesures conservatoires lorsqu'un préjudice irréparable risque d'être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d'entraîner des conséquences irréparables (voir, par exemple, ibid., p. 24, par. 64, citant Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 octobre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 645, par. 77).
66.
Le pouvoir de la Cour d'indiquer des mesures conservatoires n'est toutefois exercé que s'il y a urgence, c'est-à-dire s'il existe un risque réel et imminent qu'un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d'urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent «intervenir à tout moment» avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l'affaire (ibid., par. 65). La Cour doit donc rechercher si pareil risque existe à ce stade de la procédure.
67.
La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, à établir l’existence de violations d’obligations découlant de la convention sur le génocide, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de telles mesures à l’effet de protéger le droit jugé plausible. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
68.
L’Ukraine soutient que sa population a de toute urgence besoin d’être protégée du préjudice irréparable causé par les mesures militaires que la Fédération de Russie a engagées en prenant prétexte d’un génocide. Elle souligne que l’invasion militaire menée par la défenderesse a fait de nombreuses victimes parmi les civils et les militaires ukrainiens, entraîné le bombardement de nombreuses villes sur l’ensemble du territoire ukrainien et provoqué le déplacement de plus d’un million et demi de civils ukrainiens à l’intérieur et à l’extérieur des frontières internationales de l’Ukraine.
69.
L’Ukraine indique que, pour déterminer si la condition d’urgence est remplie dans les situations où un conflit est en cours, la Cour examine généralement si la population menacée est particulièrement vulnérable, en appréciant la fragilité de la situation globale, notamment la probabilité que le différend ne s’aggrave, et le risque de répétition du préjudice. Elle fait valoir que la Cour a déclaré à de nombreuses occasions que les pertes de vies constituaient un préjudice irréparable.
70.
A cet égard, l’Ukraine affirme que des milliers de personnes ont déjà été tuées dans le conflit et que le nombre de morts augmente chaque jour, à un rythme qui va probablement s’accélérer. Elle invoque la crise des réfugiés comme un autre exemple de préjudice irréparable, se référant à l’incertitude, pour les personnes déplacées, d’un hypothétique retour et au traumatisme psychologique persistant causé par le conflit, même en cas de réinstallation. Elle souligne la très grande vulnérabilité de sa population, de nombreux Ukrainiens étant privés de nourriture, d’électricité et d’eau, la fragilité extrême de la situation globale et le risque élevé d’aggravation de la crise. L’Ukraine avance en outre que l’action militaire de la Fédération de Russie pose de graves risques pour l’environnement, non seulement sur le territoire ukrainien mais également dans l’ensemble de la région, faisant notamment référence aux dangers courus par l’industrie nucléaire civile et aux fumées toxiques dégagées par les attaques lancées contre des entrepôts de carburant.
71.
L’Ukraine soutient que la gravité de la situation satisfait incontestablement aux conditions de préjudice irréparable et d’urgence requises pour que la Cour indique des mesures conservatoires.
72.
La Fédération de Russie soutient pour sa part que, contrairement à ce qu'affirme l'Ukraine, l'urgence doit tenir, non à la situation de manière générale, mais à la protection de droits énoncés dans la convention.
73.
Ayant déjà conclu que l'Ukraine pouvait tenir de manière plausible un droit de la convention sur le génocide et qu'il existait un lien entre ce droit et les mesures conservatoires sollicitées, la Cour recherchera à présent si un préjudice irréparable pourrait être causé à ce droit et s'il y a urgence, c'est-à-dire s'il existe un risque réel et imminent qu'un tel préjudice soit causé à ce droit avant qu'elle ne rende sa décision définitive.
74.
La Cour considère que le droit de l'Ukraine qu'elle a jugé plausible (voir le paragraphe 60 ci-dessus) est d'une nature telle qu'un préjudice qui lui serait porté pourrait se révéler irréparable. En effet, toute opération militaire, en particulier de l'envergure de celle menée par la Fédération de Russie sur le territoire ukrainien, cause inévitablement des pertes en vies humaines, des atteintes à l'intégrité physique et mentale, et des dommages aux biens et à l'environnement.
75.
La Cour considère que la population civile touchée par le conflit actuel est extrêmement vulnérable. De nombreux civils ont été tués ou blessés dans le cadre de l'«opération militaire spéciale» conduite par la Fédération de Russie, qui a également occasionné d'importants dégâts matériels, notamment la destruction de bâtiments et d'infrastructures. Les attaques, qui sont toujours en cours, rendent les conditions de vie de la population civile de plus en plus difficiles. Nombreux sont ceux qui n'ont pas accès aux produits alimentaires de première nécessité, à l'eau potable, à l'électricité, à des médicaments essentiels ou au chauffage. Un très grand nombre de personnes tentent de fuir les villes les plus durement touchées dans des conditions extrêmement dangereuses.
76.
A cet égard, la Cour prend note de la résolution A/RES/ES-11/1 du 2 mars 2022 adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies dans laquelle, entre autres, cette dernière «[s]e déclar[e] gravement préoccupée par les informations faisant état d'attaques contre des établissements civils tels que des logements, des écoles et des hôpitaux, ainsi que de victimes civiles, dont des femmes, des personnes âgées, des personnes en situation de handicap et des enfants», «[c]onstat[e] que les opérations militaires russes menées à l'intérieur du territoire souverain de l'Ukraine auxquelles la communauté internationale assiste sont d'une ampleur jamais vue en Europe depuis des décennies et consid[ère] que des mesures doivent être prises d'urgence pour sauver cette génération du fléau de la guerre», «[c]ondamn[e] la décision de la Fédération de Russie d'augmenter le niveau de préparation de ses forces nucléaires» et «[s]e déclare gravement préoccupée par la détérioration de la situation humanitaire en Ukraine et aux alentours, qui se traduit par un accroissement du nombre de déplacés et de réfugiés ayant besoin d'une aide humanitaire».
77.
Dans ces circonstances, la Cour conclut que la méconnaissance du droit qu'elle a jugé plausible (voir le paragraphe 60 ci-dessus) risque d'entraîner un préjudice irréparable à ce droit et qu'il y a urgence, c'est-à-dire qu'il existe un risque réel et imminent qu'un tel préjudice soit causé avant qu'elle ne se prononce de manière définitive en l'affaire.

V. Conclusion et mesures à adopter

78.
La Cour conclut de l'ensemble des considérations qui précèdent que les conditions auxquelles son Statut subordonne l'indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d'indiquer, dans l'attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger le droit revendiqué par l'Ukraine qu'elle a jugé plausible (voir le paragraphe 60 ci-dessus).
79.
La Cour rappelle que, lorsqu'une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d'indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Le paragraphe 2 de l'article 75 de son Règlement mentionne expressément ce pouvoir, qu'elle a déjà exercé en plusieurs occasions par le passé (voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 28, par. 77).
80.
En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires demandées par l'Ukraine ainsi que les circonstances de l'affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n'ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
81.
La Cour considère que, s'agissant de la situation décrite plus haut, la Fédération de Russie doit, en attendant qu'elle se prononce dans un arrêt définitif, suspendre les opérations militaires commencées le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien. En outre, rappelant que la Fédération de Russie a, par la voix de son représentant permanent auprès de l'Organisation des Nations Unies, déclaré que la «République populaire de Donetsk» et la «République populaire de Lougansk» s'étaient tournées vers elle en lui demandant de leur apporter un appui militaire, la Cour estime que la Fédération de Russie doit également veiller à ce qu'aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d'actes tendant à la poursuite de ces opérations militaires.
82.
La Cour rappelle que l'Ukraine l'a également priée d'indiquer des mesures destinées à prévenir toute aggravation du différend l'opposant à la Fédération de Russie. Lorsqu'elle indique des mesures conservatoires à l'effet de sauvegarder des droits particuliers, la Cour peut aussi indiquer des mesures conservatoires à l'effet d'empêcher l'aggravation ou l'extension du différend si elle estime que les circonstances l'exigent (voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, par. 94 ; Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Azerbaïdjan c. Arménie), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, par. 72). En la présente espèce, ayant examiné l'ensemble des circonstances, la Cour estime nécessaire d'indiquer, en sus des mesures particulières précédemment décidées, une mesure supplémentaire adressée aux deux Parties, visant à prévenir toute aggravation du différend.
83.
La Cour rappelle aussi que l’Ukraine l’a priée d'indiquer une mesure conservatoire tendant à ce que la Fédération de Russie «rend[e] compte à la Cour des mesures prises pour exécuter l’ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d’une semaine à compter de la date de celle-ci, puis à intervalles réguliers, dans les délais qui seront fixés par la Cour». Dans les circonstances de l’espèce, la Cour refuse toutefois d’indiquer pareille mesure.
84.
La Cour réaffirme que ses «ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 [du Statut] ont un caractère obligatoire» (LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109) et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées.
85.
La Cour réaffirme en outre que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même. Elle laisse intact le droit des Gouvernements de l’Ukraine et de la Fédération de Russie de faire valoir leurs moyens en ces matières.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le seize mars deux mille vingt-deux, en trois exemplaires, dont l'un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de l'Ukraine et au Gouvernement de la Fédération de Russie.

M. le juge GEVORGIAN, vice-président, joint une déclaration à l'ordonnance ; M. le juge BENNOUNA et Mme la juge XUE joignent des déclarations à l'ordonnance ; M. le juge ROBINSON joint à l'ordonnance l'exposé de son opinion individuelle ; M le juge NOLTE joint une déclaration à l'ordonnance ; M. le juge ad hoc DAUDET joint une déclaration à l'ordonnance.

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