Le 1er avril 1993, la Yougoslavie a présenté des observations écrites sur la demande de mesures conservatoires de la Bosnie-Herzégovine, dans lesquelles elle a à son tour recommandé à la Cour d’indiquer à la Bosnie-Herzégovine des mesures conservatoires.
Par une ordonnance en date du 8 avril 1993, la Cour, après avoir entendu les Parties, a indiqué certaines mesures conservatoires à l’effet de protéger des droits conférés par la convention sur le génocide.
Le 10 août 1993, la Yougoslavie a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires; et, les 10 août et 23 août 1993, elle a déposé des observations écrites sur la nouvelle demande de la Bosnie-Herzégovine, telle que modifiée ou complétée.
Par une ordonnance en date du 13 septembre 1993, la Cour, après avoir entendu les Parties, a réaffirmé les mesures indiquées dans son ordonnance du 8 avril 1993 et a déclaré que ces mesures devaient être immédiatement et effectivement mises en œuvre.
Pour la Yougoslavie : M. Rodoljub Etinski,
M. Miodrag Mitié,
M. Djordje Lopicié,
M. Eric Suy,
M. Ian Brownlie,
M. Gavro Perazié.
Pour la Bosnie-Herzégovine : S. Exc. M. Muhamed Sacirbey,
M. Phon van den Biesen,
Mme Brigitte Stern,
M. Alain Pellet,
M. Thomas M. Franck.
«En conséquence, tout en se réservant le droit de reviser, compléter ou modifier la présente requête, et sous réserve de la présentation à la Cour des preuves et arguments juridiques pertinents, la Bosnie-Herzégovine prie la Cour de dire et juger :
a) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé, et continue de violer, ses obligations juridiques à l’égard du peuple et de l’Etat de Bosnie-Herzégovine en vertu des articles premier, II a), II b), II c), II d), III a), III b), III c), III d), III e), IV et V de la convention sur le génocide;
b) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer ses obligations juridiques à l’égard du peuple et de l’Etat de Bosnie-Herzégovine en vertu des quatre conventions de Genève de 1949, de leur protocole additionnel I de 1977, du droit international coutumier de la guerre, et notamment du règlement de La Haye de 1907 concernant la guerre sur terre, et d’autres principes fondamentaux du droit international humanitaire ;
c) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer les dispositions des articles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 25, 26 et 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme vis-à-vis des citoyens de la Bosnie-Herzégovine ;
d) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en violation de ses obligations en vertu du droit international général et coutumier, a tué, assassiné, blessé, violé, volé, torturé, enlevé, détenu illégalement et exterminé des citoyens de la Bosnie-Herzégovine, et continue de le faire ;
e) qu’en traitant ainsi les citoyens de la Bosnie-Herzégovine, la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer les obligations qu’elle a solennellement assumées en vertu du paragraphe 3 de l’article 1 et des articles 55 et 56 de la Charte des Nations Unies;
f) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a employé et continue d’employer la force et de recourir à la menace de la force contre la Bosnie-Herzégovine en violation des paragraphes 1, 2, 3 et 4 de l’article 2 et du paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte des Nations Unies ;
g) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en violation de ses obligations en vertu du droit international général et coutumier, a utilisé et utilise la force et la menace de la force contre la Bosnie-Herzégovine;
h) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en violation de ses obligations en vertu du droit international général et coutumier, a violé et viole la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine du fait :
— d’attaques armées contre la Bosnie-Herzégovine par air et par terre;
— de la violation de l’espace aérien de la Bosnie-Herzégovine ;
— d’actes directs et indirects de coercition et d’intimidation à l’encontre du Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine ;
i) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en violation des obligations que lui impose le droit international général et coutumier, est intervenue et intervient dans les affaires intérieures de la Bosnie-Herzégovine ;
j) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), en recrutant, entraînant, armant, équipant, finançant, approvisionnant et en encourageant, appuyant, aidant et dirigeant des actions militaires et paramilitaires en Bosnie-Herzégovine ou contre celle-ci par le moyen de ses agents et de ses auxiliaires, a violé et viole ses obligations fondamentales et conventionnelles expresses à l’égard de la Bosnie-Herzégovine et, en particulier, ses obligations fondamentales et conventionnelles expresses en vertu du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies, de même que ses obligations en vertu du droit international général et coutumier ;
k) que, vu les circonstances exposées ci-dessus, la Bosnie-Herzégovine possède le droit souverain de se défendre et de défendre son peuple en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier, y compris en se procurant immédiatement auprès d’autres Etats des armes, des matériels et fournitures militaires ainsi que des troupes ;
l) que, vu les circonstances exposées ci-dessus, la Bosnie-Herzégovine possède le droit souverain en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier de demander à tout Etat de l’assister immédiatement en se portant à son secours, y compris par des moyens militaires (armes, matériels et fournitures militaires, troupes, etc.);
m) que la résolution 713 (1991) du Conseil de sécurité imposant un embargo sur les livraisons d’armes à l’ex-Yougoslavie doit être interprétée d’une manière telle qu’elle ne porte pas atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, de la Bosnie-Herzégovine en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et des règles du droit international coutumier;
n) que toutes les résolutions ultérieures du Conseil de sécurité qui se réfèrent à la résolution 713 (1991) ou la réaffirment doivent être interprétées d’une manière telle qu’elles ne portent pas atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, de la Bosnie-Herzégovine en vertu des dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et des règles du droit international coutumier ;
o) que la résolution 713 (1991) du Conseil de sécurité et toutes les résolutions ultérieures du Conseil de sécurité qui s’y réfèrent ou la réaffirment ne doivent pas être interprétées comme imposant un embargo sur les livraisons d’armes à la Bosnie-Herzégovine, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 24 et de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et au principe coutumier d ’ultra vires;
p) qu’en vertu du droit de légitime défense collective reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies tous les autres Etats parties à la Charte ont le droit de se porter immédiatement au secours de la Bosnie-Herzégovine — à sa demande — y compris en lui fournissant immédiatement des armes, des matériels et des fournitures militaires, et des forces armées (soldats, marins, aviateurs, etc.) ;
q) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), et ses agents et auxiliaires, sont tenus de mettre fin et de renoncer immédiatement à leurs violations susmentionnées de leurs obligations juridiques, et ont le devoir exprès de mettre fin et de renoncer immédiatement :
— à leur pratique systématique de la «purification ethnique» des citoyens et du territoire souverain de la Bosnie-Herzégovine;
— à l’assassinat, à l’exécution sommaire, à la torture, au viol, à l’enlèvement, à la mutilation, aux blessures, aux sévices physiques et psychologiques et à la détention des citoyens de la Bosnie-Herzégovine ;
— à la dévastation sauvage et aveugle de villages, de villes, de districts, d’agglomérations et d’institutions religieuses en Bosnie-Herzégovine;
— au bombardement de centres de population civile en Bosnie-Herzégovine, et spécialement de sa capitale, Sarajevo;
— à la poursuite du siège de centres de population civile de Bosnie-Herzégovine, et spécialement de sa capitale, Sarajevo ;
— à la privation de nourriture de la population civile de Bosnie-Herzégovine ;
— aux actes ayant pour effet d’interrompre, d’entraver ou de gêner l’acheminement des secours humanitaires envoyés par la communauté internationale aux citoyens de Bosnie-Herzégovine ;
— à toute utilisation de la force — directe ou indirecte, manifeste ou occulte — contre la Bosnie-Herzégovine, et à toutes les menaces d’utilisation de la force contre la Bosnie-Herzégovine ;
— à toutes les violations de la souveraineté, de l’intégrité territoriale ou de l’indépendance politique de la Bosnie-Herzégovine, y compris toute intervention, directe ou indirecte, dans les affaires intérieures de la Bosnie-Herzégovine ;
— à tout appui de quelque nature qu’il soit — y compris l’entraînement et la fourniture d’armes, de munitions, de fonds, de matériels, d’assistance, d’instruction ou toute autre forme de soutien — à toute nation, groupe, organisation, mouvement ou individu se livrant ou se disposant à se livrer à des actions militaires ou paramilitaires en Bosnie-Herzégovine ou contre celle-ci;
r) que la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) est tenue de payer à la Bosnie-Herzégovine, en son propre nom et en tant que parens patriae de ses citoyens, des réparations pour les dommages subis par les personnes et les biens ainsi que par l’économie et l’environnement de la Bosnie à raison des violations susvisées du droit international, dont le montant sera déterminé par la Cour. La Bosnie-Herzégovine se réserve le droit de présenter à la Cour une évaluation précise des dommages causés par la Yougoslavie (Serbie et Monténégro).»
Au nom du Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine,
dans le mémoire :
«Sur la base des éléments de preuve et des arguments juridiques exposés dans le présent mémoire, la Bosnie-Herzégovine
prie la Cour de dire et juger :
1. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro), directement ou par le truchement de ses auxiliaires, a violé et continue de violer la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en détruisant partiellement, et en tentant de détruire totalement, des groupes nationaux, ethniques ou religieux, notamment mais non exclusivement sur le territoire de la République de Bosnie-Herzégovine, en particulier la population musulmane, en se livrant aux actes suivants :
— meurtre de membres du groupe ;
— atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
— soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence visant à entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
— imposition de mesures aux fins d’entraver les naissances au sein du groupe;
2. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en se rendant coupable d’entente en vue de commettre le génocide, de complicité dans le génocide, de tentative de génocide et d’incitation à commettre le génocide;
3. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en aidant et encourageant des individus et des groupes se livrant à des actes de génocide ;
4. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a violé et continue de violer la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en manquant à son obligation de prévenir et de punir les actes de génocide;
5. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) doit immédiatement mettre fin aux actes susmentionnés et prendre des mesures immédiates et efficaces pour s’acquitter pleinement de ses obligations aux termes de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide;
6. Que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) doit effacer les conséquences de ses actes internationalement illicites et rétablir la situation qui existait avant que les violations de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ne fussent commises ;
7. Que, sa responsabilité internationale étant engagée à raison des violations susmentionnées de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) est tenue de payer à la Bosnie-Herzégovine, et cette dernière est fondée à recevoir, en son propre nom et en tant que parens patriae de ses citoyens, pleine réparation pour les dommages et les pertes causés, réparation dont le montant sera déterminé par la Cour lors d’une phase ultérieure de la procédure en l’instance.
La République de Bosnie-Herzégovine se réserve le droit de compléter ou de modifier ses conclusions dans le cadre d’autres pièces de procédure.
La République de Bosnie-Herzégovine appelle également respectueusement l’attention de la Cour sur le fait qu’elle n’a pas réitéré, à ce stade, plusieurs des demandes qu’elle avait formulées dans sa requête, partant du postulat formel que la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) a accepté la compétence de la Cour en vertu de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Si le défendeur devait revenir sur son acceptation de la compétence de la Cour en application de ladite convention — ce qu’en tout état de cause il n’est pas autorisé à faire — le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine se réserve le droit d’invoquer toutes les autres bases de compétence existantes, ou certaines d’entre elles, et de formuler de nouveau toutes les conclusions et demandes qu’il a déjà présentées, ou certaines d’entre elles. »
Au nom du Gouvernement yougoslave,
dans les exceptions préliminaires :
«La République fédérative de Yougoslavie prie la Cour de dire et juger:
Première exception préliminaire
A.1. Attendu que la guerre civile exclut l’existence d’un différend international,
la requête de la prétendue République de Bosnie-Herzégovine n’est pas recevable.
Deuxième exception préliminaire
A.2. Attendu qu’Alija Izetbegovic n’occupait pas les fonctions de président de la République à l’époque où il a donné l’autorisation d’introduire une instance et attendu que la décision d’introduire une instance n’a pas été prise par un organe compétent, la présidence ou le gouvernement, l’autorisation d’introduire et de conduire une instance a été accordée en violation d’une règle de droit interne d’importance fondamentale; en conséquence,
la requête de la prétendue République de Bosnie-Herzégovine n’est pas recevable.
Troisième exception préliminaire
B.1. Attendu que la prétendue République de Bosnie-Herzégovine a violé de façon flagrante, par ses actes relatifs à l’indépendance, les obligations découlant du principe de l’égalité des droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et que pour cette raison la notification de succession de la Partie requérante, en date du 29 décembre 1992, à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide est sans effet juridique,
Attendu que la prétendue République de Bosnie-Herzégovine n’est pas devenue Etat partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide conformément aux dispositions de la convention elle-même,
la prétendue République de Bosnie-Herzégovine n’est pas un Etat partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et, en conséquence,
la Cour n’a pas compétence en la présente affaire.
Quatrième exception préliminaire
B.2. Attendu que la prétendue République de Bosnie-Herzégovine a été reconnue dans des conditions qui méconnaissent les règles du droit inter-
national, que celle-ci n’a jamais été établie sur le territoire qu’elle revendique comme le sien et dans la forme sous laquelle elle prétend exister depuis sa déclaration illégale d’indépendance, et attendu qu’il existe actuellement quatre Etats sur le territoire de l’ex-République yougoslave de Bosnie-Herzégovine, la prétendue République de Bosnie-Herzégovine n’est pas partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide; en conséquence,
la Cour n’est pas compétente en la présente affaire.
Cinquième exception préliminaire
C. Attendu qu’il y a en l’espèce un conflit interne entre quatre parties, conflit auquel la République fédérative de Yougoslavie n’est pas partie prenante, et attendu que la République fédérative de Yougoslavie n’exerçait aucune juridiction sur les territoires en cause pendant la période considérée,
Attendu que le mémoire de la Partie requérante est fondé sur une interprétation foncièrement erronée de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et qu’en conséquence les demandes contenues dans les «conclusions» sont fondées sur des allégations de responsabilité d’Etat qui échappent au domaine d’application de la convention et de sa clause compromissoire,
il n’existe pas de différend international au sens de l’article IX de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et, en conséquence,
la Cour n’est pas compétente en la présente affaire.
Si la Cour ne retient aucune des exceptions préliminaires susmentionnées:
Sixième exception préliminaire
D.1. Sans préjudice des exceptions préliminaires qui précèdent, attendu que la notification de succession en date du 29 décembre 1992 par laquelle la prétendue République de Bosnie-Herzégovine a exprimé son intention de devenir partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ne peut avoir pour effet que l’adhésion à la convention,
la Cour est compétente en l’espèce à compter du 29 mars 1993 de sorte que les demandes de la Partie requérante relatives aux actes ou faits allégués par elle et intervenus antérieurement à cette date ne sont pas du ressort de la Cour.
Au cas où la Cour refuserait de faire droit à l’exception préliminaire visée en D.1.:
Septième exception préliminaire
D.2. Sans préjudice de la sixième exception préliminaire, si la notification de succession de la Partie requérante en date du 29 décembre 1992 est interprétée comme ayant pour effet que celle-ci est devenue partie à la convention de 1948 sur le génocide à compter du 6 mars 1992, d’après la règle du droit international coutumier, la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ne serait pas applicable entre les Parties avant le 29 décembre 1992 et elle ne conférerait donc pas à la Cour compétence à l’égard d’événements intervenus avant cette date; en conséquence,
les demandes de la Partie requérante relatives aux actes ou faits allégués par elle qui sont antérieurs au 29 décembre 1992 ne sont pas du ressort de la Cour.
La République fédérative de Yougoslavie se réserve le droit de compléter ou de modifier ses conclusions à la lumière des plaidoiries à venir. »
Au nom du Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine,
dans l’exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires :
«Considérant l’exposé qui précède, le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine demande à la Cour :
— de rejeter et écarter les exceptions préliminaires de la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) ; et
— de dire et juger :
i) que la Cour a compétence à l’égard des conclusions présentées dans le mémoire de la Bosnie-Herzégovine ;
ii) que ces conclusions sont recevables. »
Au nom du Gouvernement yougoslave1,
à l’audience du 2 mai 1996:
«La République fédérative de Yougoslavie prie la Cour de dire et juger :
Première exception préliminaire
Attendu que les événements, auxquels se réfère la requête, qui se sont produits en Bosnie-Herzégovine, constituent une guerre civile, il n’existe aucun différend international selon les termes de l’article IX de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide; en conséquence,
la requête de la Bosnie-Herzégovine n’est pas recevable.
Deuxième exception préliminaire
Attendu que M. Alija Izetbegovic n’occupait pas les fonctions de président de la République à l’époque où il a donné l’autorisation d’introduire une instance et, attendu que la décision d’introduire une instance n’a pas été prise par un organe compétent, la présidence ou le gouvernement, l’autorisation d’introduire et de conduire une instance a été accordée en violation de règles de droit interne d’importance fondamentale; en conséquence,
la requête de la Bosnie-Herzégovine n’est pas recevable.
Troisième exception préliminaire
Attendu que la Bosnie-Herzégovine n’a pas établi sa qualité d’Etat indépendant conformément au principe de l’égalité des droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et pour cette raison n’a pu succéder à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide,
Attendu que la Bosnie-Herzégovine n’est pas devenue partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide conformément aux dispositions de la convention elle-même,
la Bosnie-Herzégovine n’est pas un Etat partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide; en conséquence,
la Cour n’est pas compétente en la présente affaire.
Cinquième exception préliminaire
Attendu qu’il y a en l’espèce un conflit interne entre trois parties, auquel la République fédérative de Yougoslavie n’est pas partie prenante, et attendu que la République fédérative de Yougoslavie n’exerçait aucune juridiction sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine à l’époque considérée,
Attendu que le mémoire de la Partie requérante repose sur une interprétation fondamentalement erronée de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et que, en conséquence, les demandes de la Partie requérante figurant dans ses «conclusions» reposent sur des allégations de responsabilité d’Etat qui se situent en dehors du champ d’application de la convention et de sa clause compromissoire,
il n’existe aucun différend international en vertu de l’article IX de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et, en conséquence,
la Cour n’est pas compétente en la présente affaire.
Si la Cour ne retient aucune des exceptions préliminaires susmentionnées:
Sixième exception préliminaire
Sans préjudice des exceptions préliminaires qui précèdent, attendu que les deux Parties ont reconnu, chacune, le 14 décembre 1995, que la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide n’était pas applicable entre elles avant le 14 décembre 1995; en conséquence,
la Cour n’est pas compétente en la présente affaire avant le 14 décembre 1995.
Subsidiairement et sans préjudice des exceptions préliminaires formulées ci-dessus, attendu que la notification de succession, en date du 29 décembre 1992, par laquelle la Bosnie-Herzégovine a exprimé l’intention de devenir partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ne peut avoir pour effet que l’adhésion à la convention, la Cour n’est pas compétente en la présente affaire avant le 29 mars 1993 et, par conséquent, les demandes de la Partie requérante qui ont trait aux actes ou faits qui se seraient produits avant cette date ne sont pas du ressort de la Cour.
Au cas où la Cour refuserait de faire droit aux exceptions préliminaires qui précèdent :
Septième exception préliminaire
Si la notification de succession de la Partie requérante en date du 29 décembre 1992 est interprétée comme ayant pour effet que la Partie requérante est devenu partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide à compter du 6 mars 1992 et, attendu que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a adressé aux parties à ladite convention une note, datée du 18 mars 1993, les informant de ladite succession, conformément aux règles du droit international général, la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide n’est pas applicable entre les Parties avant le 18 mars 1993 et, attendu qu’une telle situation ne saurait conférer compétence à la Cour au regard d’événements qui se sont produits avant le 18 mars 1993; en conséquence,
les demandes de la Partie requérante qui ont trait aux actes ou faits allégués qui sont antérieurs au 18 mars 1993 ne sont pas du ressort de la Cour.
En tant que dernière exception subsidiaire :
Si la notification de succession de la Partie requérante en date du 29 décembre 1992 est interprétée comme ayant pour effet que la Partie requérante est devenu partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide à compter du 6 mars 1992, conformément aux règles du droit international général, la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide n’est pas applicable entre les Parties avant le 29 décembre 1992 et, attendu qu’elle ne saurait conférer compétence à la Cour à l’égard d’événements qui se sont produits avant le 29 décembre 1992, en conséquence,
les demandes de la Partie requérante qui ont trait aux actes ou faits allégués qui sont antérieurs au 29 décembre 1992 ne sont pas du ressort de la Cour.
Exceptions fondées sur de prétendues bases supplémentaires de compétence
Compte tenu de la demande de la Partie requérante de fonder la compétence de la Cour sur les articles 11 et 16 du traité entre les principales puissances alliées et associées et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, signé à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919, la République fédérative de Yougoslavie prie la Cour
de rejeter ladite demande,
— au motif que le traité entre les principales puissances alliées et associées et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, signé à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919, n’est pas en vigueur; et subsidiairement
— au motif que la Partie requérante n’est pas fondée à invoquer la compétence de la Cour sur la base des articles 11 et 16 du traité.
Compte tenu de la demande de la Partie requérante d’établir la compétence de la Cour sur la base de la lettre du 8 juin 1992 qu’ont adressée M. Slobodan Milosevic et M. Momir Bulatovic, présidents des deux Républiques yougoslaves (la Serbie et le Monténégro), au président de la commission d’arbitrage de la conférence pour la paix en Yougoslavie, la République fédérative de Yougoslavie prie la Cour
de rejeter ladite demande,
— au motif que la déclaration figurant dans la lettre du 8 juin 1992 ne peut pas être considérée comme une déclaration de la République fédérative de Yougoslavie conformément aux règles du droit international, et
— au motif que cette déclaration n’était pas en vigueur le 31 mars 1993 ni après cette date.
Compte tenu de la demande de la Partie requérante d’établir la compétence de la Cour sur la base de la doctrine du forum prorogatum, la République fédérative de Yougoslavie prie la Cour
de rejeter ladite demande,
— au motif que la demande en indication de mesures conservatoires n’emporte pas consentement à la compétence de la Cour, et
— au motif que les conditions d’application de la doctrine du forum prorogatum ne sont pas remplies. »
Au nom du Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine,
à l’audience du 3 mai 1996:
«Considérant ce qui a été exposé par la Bosnie-Herzégovine dans toutes ses conclusions écrites antérieures et ce qui a été affirmé par les représentants de cet Etat au cours de la procédure orale de cette semaine, le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine prie respectueusement la Cour:
1) de dire et juger que la République fédérative de Yougoslavie a abusé du droit de soulever des exceptions préliminaires que prévoient le paragraphe 6 de l’article 36 du Statut de la Cour et l’article 79 de son Règlement;
2) de rejeter les exceptions préliminaires de la République fédérative de Yougoslavie;
3) de dire et juger
i) que la Cour est compétente sur la base des divers motifs qui ont été exposés dans nos conclusions écrites antérieures et qui ont été plus amplement démontrés au cours de la présente procédure orale au regard des conclusions présentées dans le mémoire de la Bosnie-Herzégovine;
ii) que ces conclusions sont recevables. »
«La République fédérative de Yougoslavie, assurant la continuité de l’Etat et de la personnalité juridique et politique internationale de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, respectera strictement tous les engagements que la République fédérative socialiste de Yougoslavie a pris à l’échelon international.»
L’intention ainsi exprimée par la Yougoslavie de demeurer liée par les traités internationaux auxquels était partie l’ex-Yougoslavie a été confirmée dans une note officielle du 27 avril 1992 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la Yougoslavie auprès des Nations Unies. La Cour observe en outre qu’il n’a pas été contesté que la Yougoslavie soit partie à la convention sur le génocide. Ainsi, la Yougoslavie était liée par les dispositions de la convention à la date du dépôt de la requête en la présente affaire, le 20 mars 1993.
«le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine, ayant examiné la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, du 9 décembre 1948, à laquelle l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie était partie, souhaite être le successeur de cette dernière et s’engage à respecter et exécuter scrupuleusement toutes les clauses figurant dans ladite convention, avec effet à compter du 6 mars 1992, date à laquelle la République de Bosnie-Herzégovine est devenue indépendante».
Le 18 mars 1993, le Secrétaire général a communiqué aux parties à la convention sur le génocide la notification ci-après:
«Le 29 décembre 1992, la notification de succession par le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine à la convention susmentionnée a été déposée auprès du Secrétaire général, avec effet au 6 mars 1992, date à laquelle la Bosnie-Herzégovine a assumé la responsabilité de ses relations internationales.»
La Cour constate que la Bosnie-Herzégovine est devenue Membre de l’Organisation des Nations Unies à la suite des décisions prises le 22 mai 1992 par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale, organes compétents en vertu de la Charte. Or l’article XI de la convention sur le génocide ouvre celle-ci à «tout Membre des Nations Unies»; dès son admission au sein de l’Organisation, la Bosnie-Herzégovine pouvait donc devenir partie à la convention. Peu importent alors les circonstances dans lesquelles elle a accédé à l’indépendance.
«Dans une telle convention, les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres; ils ont seulement, tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des Etats, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges.» (C.I.J. Recueil 1951, p. 23.)
La Cour a ensuite constaté dans ce même avis :
«L’objet et le but de la convention sur le génocide impliquent chez l’Assemblée générale et chez les Etats qui l’ont adoptée l’intention d’y voir participer le plus grand nombre possible d’Etats. L’exclusion complète de la convention d’un ou de plusieurs Etats, outre qu’elle restreindrait le cercle de son application, serait une atteinte à l’autorité des principes de morale et d’humanité qui sont à sa base. » (C.I.J. Recueil 1951, p. 24.)
La Cour étant parvenue à la conclusion que la Bosnie-Herzégovine pouvait devenir partie à la convention sur le génocide par l’effet d’une succession, la question de l’application des articles XI et XIII de la convention n’a pas à être posée. Elle rappellera toutefois que, comme elle l’a noté dans son ordonnance du 8 avril 1993, même si la Bosnie-Herzégovine devait être considérée comme ayant adhéré à la convention sur le génocide, ce qui aurait pour conséquence que la requête pourrait être tenue pour prématurée au moment de son dépôt le 20 mars 1993, les neuf jours manquant à cette date auraient été couverts par le laps de temps écoulé depuis lors, au cours duquel la Bosnie-Herzégovine aurait pu, de sa propre initiative, remédier à ce défaut procédural par le dépôt d’une nouvelle requête. Peu importe dès lors que la requête eût été déposée quelques jours trop tôt. Comme elle l’indiquera dans les paragraphes suivants, la Cour n’est pas tenue d’attacher à des considérations de forme la même importance que celle qu’elles pourraient avoir dans le droit interne.
«La République fédérative de Yougoslavie et la République de Bosnie-Herzégovine se reconnaissent l’une l’autre comme Etats indépendants souverains à l’intérieur de leurs frontières internationales. Les autres aspects de leur reconnaissance réciproque feront l’objet de nouveaux pourparlers. »
Certes, la compétence de la Cour doit normalement s’apprécier à la date du dépôt de l’acte introductif d’instance. Cependant la Cour, comme sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale, a toujours eu recours au principe selon lequel elle ne doit pas sanctionner un défaut qui affecterait un acte de procédure et auquel la partie requérante pourrait aisément porter remède. Ainsi, dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, la Cour permanente s’est exprimée de la sorte :
«Même si la base de l’introduction d’instance était défectueuse pour la raison mentionnée, ce ne serait pas une raison suffisante pour débouter le demandeur de sa requête. La Cour, exerçant une juridiction internationale, n’est pas tenue d’attacher à des considérations de forme la même importance qu’elles pourraient avoir dans le droit interne. Dans ces conditions, même si l’introduction avait été prématurée, parce que le traité de Lausanne n’était pas encore ratifié, ce fait aurait été couvert par le dépôt ultérieur des ratifications requises.» (C.P.J.I, série A n° 2, p. 34.)
C’est du même principe que procède le dictum suivant de la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire relative à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise'.
«Même si la nécessité d’une contestation formelle ressortait de l’article 23, cette condition pourrait être à tout moment remplie par un acte unilatéral de la Partie demanderesse. La Cour ne pourrait s’arrêter à un défaut de forme qu’il dépendrait de la seule Partie intéressée de faire disparaître.» (C.P.J.I, série A n° 6, p. 14.)
La présente Cour a fait application de ce principe dans l’affaire du Cameroun septentrional (C.I.J. Recueil 1963, p. 28), ainsi que dans celle des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) lorsqu’elle a déclaré: «Il n’y aurait aucun sens à obliger maintenant le Nicaragua à entamer une nouvelle procédure sur la base du traité — ce qu’il aurait pleinement le droit de faire.» (C.I.J. Recueil 1984, p. 428-429, par. 83.)
En l’occurrence, quand bien même il serait établi que les Parties, qui étaient liées chacune par la convention au moment du dépôt de la requête, ne l’auraient été entre elles qu’à compter du 14 décembre 1995, la Cour ne saurait écarter sa compétence sur cette base dans la mesure où la Bosnie-Herzégovine pourrait à tout moment déposer une nouvelle requête, identique à la présente, qui serait de ce point de vue inattaquable.
Au vu de ce qui précède, la Cour estime devoir rejeter la troisième exception préliminaire de la Yougoslavie.
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend.»
C’est sur la compétence ratione materiae ainsi définie que porte la cinquième exception de la Yougoslavie.
«une situation dans laquelle les points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations découlant d[’un traité], sont nettement opposés» (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74)
et que, du fait du rejet, par la Yougoslavie, des griefs formulés à son encontre par la Bosnie-Herzégovine, «il existe un différend d’ordre juridique» entre elles (Timor oriental (Portugal c. Australie), C.I.J. Recueil 1995, p. 100, par. 22).
La Yougoslavie le conteste. Elle exclut l’existence, en l’espèce, d’un «différend international» au sens de la convention en se fondant sur deux propositions : d’une part, le conflit qui a eu pour théâtre certaines parties du territoire du demandeur aurait été de nature interne, la Yougoslavie n’y aurait pas été partie et elle n’aurait pas exercé de juridiction sur ce territoire à l’époque considérée; et, d’autre part, la responsabilité d’Etat telle que visée dans les demandes de la Bosnie-Herzégovine serait exclue du champ d’application de l’article IX.
Elle commencera à cet effet par rappeler les termes de l’article I de la convention sur le génocide, ainsi libellé :
«Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »
La Cour n’aperçoit dans cette disposition aucun élément qui subordonnerait l’applicabilité de la convention à la condition que les actes qu’elle vise aient été commis dans le cadre d’un conflit de nature déterminée. Les parties contractantes y expriment leur volonté de considérer le génocide comme un «crime du droit des gens» qu’elles doivent prévenir et punir indépendamment du contexte «de paix» ou «de guerre» dans lequel il se produirait. Il en découle, de l’avis de la Cour, que la convention est applicable, sans considération particulière pour les circonstances liées au caractère interne ou international d’un conflit, dès lors que les actes qu’elle vise à ses articles II et III sont perpétrés. En d’autres termes, quelle que soit la nature du conflit qui serve de cadre à de tels actes, les obligations de prévention et de répression qui sont à charge des Etats parties à la convention demeurent identiques.
Pour ce qui est de la question de savoir si la Yougoslavie a été partie prenante — directement ou indirectement — au conflit ici en cause, la Cour se bornera à constater que les Parties soutiennent à cet égard des points de vue radicalement opposés et qu’elle ne saurait, à ce stade de la procédure, trancher cette question, qui relève clairement du fond.
S’agissant enfin des problèmes territoriaux liés à l’application de la convention, la Cour relèvera que la seule disposition pertinente à ce propos, l’article VI, se contente de prévoir que les personnes accusées de l’un des actes prohibés par la convention «seront traduites devant les tribunaux compétents de l’Etat sur le territoire duquel l’acte a été commis...» Elle rappellera par ailleurs les conséquences qu’elle a inférées, dans son avis précité du 28 mai 1951, de l’objet et du but de la convention:
«Les origines de la convention révèlent l’intention des Nations Unies de condamner et de réprimer le génocide comme «un crime de droit des gens» impliquant le refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, refus qui bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, et qui est contraire à la fois à la loi morale et à l’esprit et aux fins des Nations Unies (résolution 96 (I) de l’Assemblée générale, 11 décembre 1946). Cette conception entraîne une première conséquence: les principes qui sont à la base de la convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les Etats même en dehors de tout lien conventionnel. Une deuxième conséquence est le caractère universel à la fois de la condamnation du génocide et de la coopération nécessaire «pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux» (préambule de la convention).» (C.I.J. Recueil 1951, p. 23.)
Il en résulte que les droits et obligations consacrés par la convention sont des droits et obligations erga omnes. La Cour constate que l’obligation qu’a ainsi chaque Etat de prévenir et de réprimer le crime de génocide n’est pas limitée territorialement par la convention.
La Cour observera qu’en visant «la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III», l’article IX n’exclut aucune forme de responsabilité d’Etat.
La responsabilité d’un Etat pour le fait de ses organes n’est pas davantage exclue par l’article IV de la convention, qui envisage la commission d’un acte de génocide par des «gouvernants» ou des «fonctionnaires».
«présenter un certain intérêt pour permettre à la Cour de se prononcer sur certains moyens auxquels la Yougoslavie a eu recours pour perpétrer le génocide dont elle est accusée, en particulier le recours à une guerre d’agression au cours de laquelle elle a commis des infractions graves aux conventions de Genève de 1949 et aux protocoles I et II de 1977»;
et la Bosnie-Herzégovine d’ajouter que «la Cour pourrait procéder ainsi sur le seul fondement de l’article IX», tout en expliquant que;
«La possibilité de s’appuyer sur d’autres bases de compétence... serait de nature au moins à... éviter des controverses stériles entre les Parties sur la question de savoir si ces comportements sont ou non «suffisamment directement liés» à la convention.»
«La RF yougoslave est d’avis que toutes les disputes légales qui ne peuvent pas être résolues entre la RF yougoslave et les anciennes républiques yougoslaves, qu’elles devraient être soumises à la Cour internationale de la Paix, qui est le principal organe judiciaire des Nations Unies.
En conséquence, et étant donné que les questions demandées dans votre lettre sont de nature légale, la RF yougoslave propose que, en cas où une solution n’est pas trouvée entre les participants à la conférence, les questions susmentionnées soient jugées par la Cour internationale de la Paix, en concordance avec son Statut.»
La Cour estime que, compte tenu des circonstances dans lesquelles la lettre en question a été écrite, ainsi que des déclarations qui l’ont suivie, elle ne peut considérer celle-ci comme exprimant un engagement immédiat des deux présidents, ayant force obligatoire pour la Yougoslavie, d’accepter inconditionnellement que soit soumise à la Cour, par requête unilatérale, une grande diversité de différends juridiques. Elle confirme ainsi la conclusion provisoire à laquelle elle était parvenue à cet égard dans ses ordonnances du 8 avril (C.I.J. Recueil 1993, p. 16-18, par. 2732) et du 13 septembre 1993 (C.I.J. Recueil 1993, p. 340-341, par. 32); aucun argument fondamentalement nouveau ne lui a d’ailleurs été présenté à ce sujet depuis lors. La Cour ne peut par suite trouver dans ladite lettre une base supplémentaire à sa compétence dans la présente affaire.
«L’Etat serbe-croate-slovène agrée que tout membre du Conseil de la Société des Nations aura le droit de signaler à l’attention du Conseil toute infraction ou danger d’infraction à l’une quelconque de ces obligations, et le Conseil pourra prendre telles mesures et donner telles instructions qui paraîtront appropriées et efficaces dans la circonstance.
L’Etat serbe-croate-slovène agrée en outre qu’en cas de divergence d’opinion, sur des questions de droit ou de fait concernant ces articles entre l’Etat serbe-croate-slovène et l’une quelconque des principales Puissances alliées et associées ou toute autre Puissance, membre du Conseil de la Société des Nations, cette divergence sera considérée comme un différend ayant un caractère international selon les termes de l’article 14 du Pacte de la Société des Nations. L’Etat serbe-croate-slovène agrée que tout différend de ce genre sera, si l’autre partie le demande, déféré à la Cour permanente de Justice internationale. La décision de la Cour permanente sera sans appel et aura la même force et valeur qu’une décision rendue en vertu de l’article 13 du Pacte.»
Quant au chapitre II, concernant la succession en matière de traités, le commerce, le traitement des navires étrangers et la liberté de transit, il comporte un article 16 qui prévoit notamment que:
«Tous les droits et privilèges accordés par les articles précédents aux Puissances alliées et associées seront également acquis à tous les Etats Membres de la Société des Nations.»
La Bosnie-Herzégovine soutient pour l’essentiel que, par l’effet de ces deux dispositions, tout Membre de la Société des Nations pouvait porter devant la Cour permanente un différend tombant sous le coup de l’article 11 ; que l’Assemblée générale des Nations Unies s’est substituée au Conseil de la Société des Nations en la matière; et que la Bosnie-Herzégovine, étant Membre de l’Organisation des Nations Unies, peut aujourd’hui, par le jeu de l’article 37 du Statut, saisir la présente Cour, sur la base du traité de 1919, de son différend avec la Yougoslavie.
La Cour considère que, dans la mesure où la Yougoslavie serait aujourd’hui liée par le traité de 1919 en tant que successeur du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ses obligations, en vertu de ce traité, seraient limitées à son territoire actuel; or elle constate que la Bosnie-Herzégovine n’a présenté dans sa requête aucune demande concernant le traitement des minorités en Yougoslavie. Dans ces conditions, la Cour ne peut pas retenir le traité de 1919 comme une base sur laquelle sa compétence en l’espèce pourrait être fondée. Elle confirme donc, sur ce point aussi, la conclusion provisoire à laquelle elle était parvenue dans son ordonnance du 13 septembre 1993 (C.I.J. Recueil 1993, p. 339-340, par. 29-31); aucun argument fondamentalement nouveau n’a d’ailleurs, à cet égard non plus, été avancé depuis lors.
«le droit international de la guerre coutumier et conventionnel et... le droit international humanitaire, y compris, mais sans que cette énumération soit limitative, les quatre conventions de Genève de 1949, le premier protocole additionnel de 1977 à ces conventions, le règlement annexé à la convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, le statut du Tribunal de Nuremberg, le jugement qu’il a rendu et les principes qu’il a appliqués».
Ainsi qu’elle l’a déjà relevé dans son ordonnance du 13 septembre 1993 (C.I.J. Recueil 1993, p. 341, par. 33), la Cour n’aperçoit dans aucun des instruments précités de clause afférente à sa compétence. Elle note au demeurant que le demandeur n’a plus fait état, par la suite, de cette base de compétence comme telle.
Selon la première de ces thèses, la Yougoslavie aurait, par divers aspects de son comportement au cours des procédures incidentes ouvertes par les demandes en indication de mesures conservatoires, acquiescé à la compétence de la Cour sur la base de l’article IX de la convention sur le génocide. La Cour étant parvenue ci-dessus à la conclusion qu’elle a compétence sur la base de cette disposition, elle n’a plus à se pencher sur cette question.
Selon la seconde thèse, la Yougoslavie ayant, le 1er avril 1993, recommandé elle-même l’indication de mesures conservatoires dont certaines tendaient à la protection de droits non couverts par la convention sur le génocide, elle aurait, conformément à la doctrine du forum prorogatum (stricto sensu), consenti à ce que la Cour dispose en l’espèce d’une compétence plus large que celle prévue à l’article IX de la convention. Compte tenu de la nature des mesures conservatoires ultérieurement sollicitées par la Yougoslavie le 9 août 1993 — lesquelles tendaient exclusivement à la protection de droits conférés par la convention sur le génocide —, ainsi que des déclarations non équivoques par lesquelles la Yougoslavie a constamment contesté la compétence de la Cour — que ce soit sur la base de la convention sur le génocide ou sur toute autre base — au cours de la suite de la procédure, la Cour estime devoir confirmer la conclusion provisoire à laquelle elle était parvenue à ce sujet dans son ordonnance du 13 septembre 1993 (C.I.J. Recueil 1993, p. 341-342, par. 34). La Cour ne trouve pas que le défendeur a exprimé en l’espèce un consentement «volontaire, indiscutable» (voir Détroit de Corfou, exception préliminaire, arrêt, 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27) qui lui accorderait une compétence excédant celle qu’elle s’est déjà reconnue au titre de l’article IX de la convention sur le génocide.
Cette exception est très proche de la cinquième exception sur laquelle la Cour s’est déjà penchée ci-dessus (paragraphes 27-33). En répondant à cette dernière exception, la Cour a également, en réalité, répondu à la présente. Ayant constaté qu’il existe bien entre les Parties un différend entrant dans les prévisions de l’article IX de la convention sur le génocide — c’est-à-dire un différend international —, la Cour ne saurait conclure au caractère irrecevable de la requête au seul motif que, pour trancher ce différend, elle serait amenée à prendre en considération des événements survenus, le cas échéant, dans un contexte de guerre civile. La première exception de la Yougoslavie doit par suite être rejetée.
La Cour n’a pas, pour se prononcer sur cette exception, à examiner les dispositions de droit interne qui ont été invoquées à l’appui ou à l’encontre de ladite exception au cours de la procédure. Conformément au droit international, il ne fait pas de doute que tout chef d’Etat est présumé pouvoir agir au nom de l’Etat dans ses relations internationales (voir par exemple la convention de Vienne sur le droit des traités, art. 7, par. 2 a)). Or, comme la Cour l’a constaté dans son ordonnance du 8 avril 1993 (C.I.J. Recueil 1993, p. 11, par. 13), au moment du dépôt de la requête, M. Izetbegovic avait été reconnu, en particulier par l’Organisation des Nations Unies, comme étant le chef d’Etat de la Bosnie-Herzégovine. De surcroît, la qualité de chef d’Etat a continué de lui être reconnue dans de nombreuses enceintes internationales par la suite et plusieurs accords internationaux — parmi lesquels les accords de Dayton-Paris — portent sa signature. La deuxième exception préliminaire de la Yougoslavie doit en conséquence aussi être rejetée.
La Cour,
1) Ayant pris acte du retrait de la quatrième exception préliminaire soulevée par la République fédérative de Yougoslavie,
Rejette
a) par quatorze voix contre une,
les première, deuxième et troisième exceptions préliminaires;
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges; M. Lauterpacht, juge ad hoc;
contre: M. Kreca, juge ad hoc;
b) par onze voix contre quatre,
la cinquième exception préliminaire;
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Koroma, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges ; M. Lauterpacht, juge ad hoc;
contre: MM. Oda, Shi, Vereshchetin, juges; M. Kreca, juge ad hoc;
c) par quatorze voix contre une,
les sixième et septième exceptions préliminaires;
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges; M. Lauterpacht, juge ad hoc;
contre: M. Kreca, juge ad hoc;
2) a) Par treize voix contre deux,
Dit qu’elle a compétence, sur la base de l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour statuer sur le différend;
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges; M. Lauterpacht, juge ad hoc;
contre: M. Oda, juge ; M. Kreca, juge ad hoc;
b) Par quatorze voix contre une,
Ecarte les bases supplémentaires de compétence invoquées par la République de Bosnie-Herzégovine;
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Oda, Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges; M. Kreca, juge ad hoc;
contre: M. Lauterpacht, juge ad hoc;
3) Par treize voix contre deux,
Dit que la requête déposée par la République de Bosnie-Herzégovine le 20 mars 1993 est recevable.
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; MM. Guillaume, Shahabuddeen, Weeramantry, Ranjeva, Herczegh, Shi, Koroma, Vereshchetin, Ferrari Bravo, Parra-Aranguren, juges; M. Lauterpacht, juge ad hoc;
contre: M. Oda, juge; M. Kreca, juge ad hoc.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le onze juillet mil neuf cent quatre-vingt-seize, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine et au Gouvernement de la République fédérative de Yougoslavie.
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