La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,
Rend l'ordonnance suivante :
«prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
1. l'Azerbaïdjan est responsable de violations de la CIEDR, notamment des articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 ;
2. l'Azerbaïdjan, pour avoir engagé sa responsabilité internationale du fait de ces violations, doit :
A. immédiatement mettre fin à tout fait internationalement illicite de cette nature qui se poursuit et se conformer pleinement aux obligations qui lui incombent au regard des articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR, notamment :
― en s'abstenant de se livrer à des pratiques de nettoyage ethnique contre les Arméniens ;
― en s'abstenant de commettre, de glorifier, de récompenser ou de cautionner des actes de racisme contre les Arméniens, y compris les prisonniers de guerre, les otages et d'autres détenus ;
― en s'abstenant de tenir ou de tolérer des discours haineux visant les Arméniens, y compris dans les ouvrages pédagogiques ;
― en s'abstenant de bannir la langue arménienne, de détruire le patrimoine culturel arménien ou d'éliminer de toute autre manière l'existence de la présence culturelle historique arménienne, ou d'empêcher les Arméniens d'avoir accès à celle-ci et d'en jouir ;
― en punissant tout acte de discrimination raciale contre les Arméniens, qu'il soit commis dans la sphère publique ou privée, y compris lorsqu'il est le fait d'agents de l'Etat ;
― en garantissant aux Arméniens, y compris les prisonniers de guerre, les otages et d'autres détenus, la jouissance de leurs droits dans des conditions d'égalité ;
― en adoptant la législation nécessaire pour s'acquitter des obligations que lui fait la CIEDR ;
― en garantissant aux Arméniens un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ainsi qu'une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale ;
― en s'abstenant d'entraver l'enregistrement et les activités des ONG et d'arrêter, de détenir et de condamner les militants des droits de l'homme ou toute autre personne œuvrant pour la réconciliation avec l'Arménie et les Arméniens ; et
― en prenant des mesures efficaces pour combattre les préjugés contre les Arméniens et des mesures spéciales pour assurer comme il convient le développement de ce groupe.
B. réparer le préjudice causé par tout fait internationalement illicite de cette nature, notamment :
― par voie de restitution, en permettant aux Arméniens déplacés de regagner leur foyer en toute sécurité et dans la dignité, et en restaurant ou en restituant tout bâtiment, site, artefact ou objet religieux ou culturel arménien ;
― en offrant des formes additionnelles de réparation pour toute perte ou tout dommage ou préjudice subi par les Arméniens qui ne pourrait être pleinement réparé par la restitution, y compris le versement d'une indemnisation aux Arméniens déplacés jusqu'à ce qu'ils puissent retourner chez eux en toute sécurité.
C. reconnaître les violations de la CIEDR qu'il a commises et offrir des excuses à l'Arménie et aux Arméniens victimes, de son fait, de discrimination raciale.
D. donner des assurances et garanties de non-répétition en ce qui concerne les manquements aux obligations qu'il tient des articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR.»
― «l'Azerbaïdjan doit libérer immédiatement tous les prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde qui ont été arrêtés pendant ou après le conflit armé de septembre-novembre 2020 ;
― dans l'attente de leur libération, l'Azerbaïdjan doit traiter tous les prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde conformément aux obligations que lui fait la CIEDR, notamment en ce qui concerne leur droit à la sûreté de la personne et à la protection de l'Etat contre tous sévices, et autoriser à cette fin la réalisation d'évaluations médicales et psychologiques indépendantes ;
― l'Azerbaïdjan doit s'abstenir de fomenter la haine à l'égard des personnes d'origine ethnique ou nationale arménienne, et notamment fermer le parc des trophées militaires ou en suspendre les activités ;
― l'Azerbaïdjan doit protéger le droit d'avoir accès au patrimoine historique, culturel et religieux arménien, notamment, mais pas seulement, aux églises, cathédrales, lieux de culte, monuments, sites, cimetières et autres bâtiments et artefacts, et le droit d'en jouir, notamment en faisant cesser, en empêchant, en interdisant et en punissant leur dégradation, destruction ou modification, et en permettant aux Arméniens de se rendre dans les lieux de culte ;
― l'Azerbaïdjan doit faciliter et s'abstenir d'entraver d'une quelconque façon les mesures visant à protéger et à préserver le patrimoine historique, culturel et religieux arménien, notamment, mais pas seulement, les églises, cathédrales, lieux de culte, monuments, sites, cimetières et autres bâtiments et artefacts, et qui permettent l'exercice des droits énoncés dans la CIEDR ;
― l'Azerbaïdjan doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d'actes relevant du champ d'application de la CIEDR ;
― l'Azerbaïdjan doit s'abstenir de prendre, et veiller à ce que nul ne prenne, une quelconque mesure de nature à aggraver ou à étendre le différend existant qui constitue l'objet de la requête, ou à en rendre le règlement plus difficile ; et
― l'Azerbaïdjan doit informer la Cour de toutes les mesures qu'il aura prises pour donner effet à l'ordonnance en indication de mesures conservatoires, au plus tard trois mois après le prononcé de celle-ci, puis tous les six mois.»
Au nom de l'Arménie :
S. Exc. M. Yeghishe Kirakosyan,
M. Robert Kolb,
M. Constantinos Salonidis,
M. Sean Murphy,
M. Pierre d'Argent,
M. Lawrence H. Martin.
Au nom de l'Azerbaïdjan :
S. Exc. M. Elnur Mammadov,
M. Vaughan Lowe,
M. Peter Goldsmith,
Mme Laurence Boisson de Chazournes,
Mme Catherine Amirfar,
M. Donald Francis Donovan.
― «l'Azerbaïdjan doit libérer immédiatement tous les prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde qui ont été arrêtés pendant ou après le conflit armé de septembre-novembre 2020 ;
― dans l'attente de leur libération, l'Azerbaïdjan doit traiter tous les prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde conformément aux obligations que lui fait la CIEDR, notamment en ce qui concerne leur droit à la sûreté de la personne et à la protection de l'Etat contre tous sévices, et autoriser à cette fin la réalisation d'évaluations médicales et psychologiques indépendantes ;
― l'Azerbaïdjan doit s'abstenir de fomenter la haine à l'égard des personnes d'origine ethnique ou nationale arménienne, et notamment fermer le parc des trophées militaires ou en suspendre les activités ;
― l'Azerbaïdjan doit protéger le droit d'avoir accès au patrimoine historique, culturel et religieux arménien, notamment, mais pas seulement, aux églises, cathédrales, lieux de culte, monuments, sites, cimetières et autres bâtiments et artefacts, et le droit d'en jouir, notamment en faisant cesser, en empêchant, en interdisant et en punissant leur dégradation, destruction ou modification, et en permettant aux Arméniens de se rendre dans les lieux de culte ;
― l'Azerbaïdjan doit faciliter et s'abstenir d'entraver d'une quelconque façon les mesures visant à protéger et à préserver le patrimoine historique, culturel et religieux arménien, notamment, mais pas seulement, les églises, cathédrales, lieux de culte, monuments, sites, cimetières et autres bâtiments et artefacts, et qui permettent l'exercice des droits énoncés dans la CIEDR ;
― l'Azerbaïdjan doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d'actes relevant du champ d'application de la CIEDR ;
― l'Azerbaïdjan doit s'abstenir de prendre, et veiller à ce que nul ne prenne, une quelconque mesure de nature à aggraver ou à étendre le différend existant qui constitue l'objet de la requête, ou à en rendre le règlement plus difficile ; et
― l'Azerbaïdjan doit informer la Cour de toutes les mesures qu'il aura prises pour donner effet à l'ordonnance en indication de mesures conservatoires, au plus tard trois mois après le prononcé de celle-ci, puis tous les six mois.»
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l'interprétation ou l'application de la présente Convention qui n'aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu'elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d'un autre mode de règlement.»
A l'effet d'établir si un différend existe en la présente espèce, la Cour ne peut se borner à constater que l'une des Parties soutient que la convention s'applique alors que l'autre le nie (voir Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 414, par. 18). L'Arménie invoquant pour fonder sa compétence la clause compromissoire contenue dans une convention internationale, la Cour doit rechercher si les actes et omissions dénoncés par la demanderesse sont susceptibles d'entrer dans les prévisions de l'instrument en question et si, en conséquence, le différend est de ceux dont elle pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae (voir ibid.).
L'Arménie allègue que l'Azerbaïdjan a manqué et continue de manquer aux obligations lui incombant au titre des articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR. Elle affirme qu'il a engagé sa responsabilité, notamment pour avoir infligé un traitement inhumain et dégradant aux prisonniers de guerre et détenus civils d'origine nationale ou ethnique arménienne se trouvant sous sa garde ; s'être livré à des pratiques de nettoyage ethnique, avoir glorifié, récompensé et cautionné des actes de racisme ; avoir incité à la haine raciale — un exemple en étant les mannequins du «parc des trophées militaires», ouvert à Bakou au lendemain du conflit de 2020, qui représentent des soldats arméniens sous un jour dégradant ; avoir facilité, toléré et manqué de punir et de prévenir les discours haineux ; et avoir détruit et dénaturé systématiquement le patrimoine et les sites culturels arméniens.
Selon l'Azerbaïdjan, certaines des mesures demandées par l'Arménie sont, en tout état de cause, devenues sans objet. Ainsi, son agent, lorsqu'il a traité de la demande de l'Arménie tendant à ce que la Cour ordonne à l'Azerbaïdjan de fermer le «parc des trophées militaires» ou d'en suspendre les activités, a rappelé à l'audience «les assurances qu['il avait] données [la veille] quant au retrait définitif de certains objets exposés dans le parc des trophées militaires».
Au stade actuel de la procédure, la Cour déterminera s'il apparaît, prima facie, que l'Arménie a véritablement cherché à mener des négociations avec l'Azerbaïdjan en vue de régler le différend qui les oppose au sujet du respect, par ce dernier, des obligations matérielles lui incombant au titre de la CIEDR, et si l'Arménie a poursuivi ces négociations autant qu'il était possible (voir Application de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 420, par. 36).
L'Arménie soutient que, au cours de ces séries de négociations, les positions des Parties sur les points fondamentaux qui les divisaient — à savoir, si l'Azerbaïdjan avait manqué aux obligations lui incombant au titre des articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR et s'il devait réparation en conséquence — n'ont pas évolué. Elle soutient en outre qu'au 16 septembre 2021, date du dépôt de sa requête, il n'y avait pas de «perspective raisonnable» d'évolution des positions respectives des Parties, et qu'elle a donc estimé que les négociations avaient échoué. Au vu de l'impasse ainsi décrite, elle considère que la condition préalable de négociation énoncée à l'article 22 de la CIEDR est remplie.
L'Azerbaïdjan fait valoir que les Etats n'ont pas le droit de mettre fin prématurément à des négociations qui portent sur des manquements allégués à des obligations découlant de la CIEDR au seul motif qu'ils préféreraient régler ces questions par voie d'instance devant la Cour. En réponse à l'Arménie qui affirme que les négociations étaient dans l'impasse, l'Azerbaïdjan déclare qu'elle ne saurait tirer cette conclusion unilatéralement, car la poursuite des négociations ne peut être soumise au «droit … d'exercer un veto non motivé». Quant au reproche que lui fait l'Arménie d'avoir fait échouer les négociations en refusant de reconnaître qu'il avait violé la CIEDR, l'Azerbaïdjan le juge à la fois déraisonnable et inapproprié, étant donné qu'«[u]ne reconnaissance de culpabilité comme condition préalable n'a aucune place dans de véritables négociations». En somme, selon lui, tout montre qu'il a cherché à engager des négociations constructives alors que l'Arménie n'a pas véritablement cherché à faire de même. L'Azerbaïdjan en conclut que la Cour n'a manifestement compétence ni pour se prononcer sur le fond de l'affaire ni pour indiquer des mesures conservatoires, l'Arménie n'ayant pas satisfait à la condition préalable de négociation énoncée à l'article 22 de la CIEDR.
A ce stade de la procédure, cependant, la Cour n'est pas appelée à se prononcer définitivement sur le point de savoir si les droits que l'Arménie souhaite voir protégés existent ; il lui faut seulement déterminer si les droits que celle-ci revendique au fond et dont elle sollicite la protection sont plausibles. En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées (ibid., par. 44).
L'Arménie fait valoir également les droits que les personnes d'origine nationale ou ethnique arménienne ont, en vertu des articles 2 et 5 de la CIEDR, d'avoir accès à leur patrimoine historique, culturel et religieux et d'en jouir, sans discrimination. Plus spécifiquement, elle invoque l'article 5 qui interdit, au point vii) de son alinéa d), la discrimination raciale en ce qui concerne le droit à la liberté de religion, et qui garantit, au point vi) de son alinéa e), le droit de prendre part, dans des conditions d'égalité, aux activités culturelles, lequel, selon elle, suppose un droit à la protection et à la préservation du patrimoine historique, culturel et religieux arménien. L'Arménie allègue que «des soldats et des mercenaires azerbaïdjanais» ont commis des actes de destruction et de dégradation de sites appartenant au patrimoine culturel et religieux arménien, et que des profanations de cimetières et d'artefacts religieux arméniens, tels que les «khachkars» (ou «pierres à croix»), ont également été commises. Elle allègue en outre que l'Azerbaïdjan, en entreprenant ce qu'il qualifie de travaux de restauration de la cathédrale de Chouchi, modifie des éléments caractéristiques du patrimoine culturel arménien. Considérant qu'il existe un contexte général de haine arménophobe, l'Arménie soutient que les faits répétés de destruction, de modification et de profanation du patrimoine culturel et des sites religieux arméniens dans des territoires contrôlés par l'Azerbaidjan sont constitutifs de «discrimination raciale» emportant violation des articles 2 et 5 de la CIEDR et, partant, que les droits dont elle se prévaut au titre de ces dispositions sont plausibles.
«toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique».
Les articles 2, 3, 4, 5, 6 et 7 de la convention, que l'Arménie invoque dans sa requête et aux fins de sa demande en indication de mesures conservatoires, se lisent comme suit :
«Article 2
1. Les Etats parties condamnent la discrimination raciale et s'engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale et à favoriser l'entente entre toutes les races, et, à cette fin :
a) Chaque Etat partie s'engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation ;
b) Chaque Etat partie s'engage à ne pas encourager, défendre ou appuyer la discrimination raciale pratiquée par une personne ou une organisation quelconque ;
c) Chaque Etat partie doit prendre des mesures efficaces pour revoir les politiques gouvernementales nationales et locales et pour modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle existe ;
d) Chaque Etat partie doit, par tous les moyens appropriés, y compris, si les circonstances l'exigent, des mesures législatives, interdire la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des organisations et y mettre fin ;
e) Chaque Etat partie s'engage à favoriser, le cas échéant, les organisations et mouvements intégrationnistes multiraciaux et autres moyens propres à éliminer les barrières entre les races, et à décourager ce qui tend à renforcer la division raciale.
2. Les Etats parties prendront, si les circonstances l'exigent, dans les domaines social, économique, culturel et autres, des mesures spéciales et concrètes pour assurer comme il convient le développement ou la protection de certains groupes raciaux ou d'individus appartenant à ces groupes en vue de leur garantir, dans des conditions d'égalité, le plein exercice des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ces mesures ne pourront en aucun cas avoir pour effet le maintien de droits inégaux ou distincts pour les divers groupes raciaux, une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient.
Article 3
Les Etats parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l'apartheid et s'engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature.
Article 4
Les Etats parties condamnent toute propagande et toutes organisations qui s'inspirent d'idées ou de théories fondées sur la supériorité d'une race ou d'un groupe de personnes d'une certaine couleur ou d'une certaine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme de haine et de discrimination raciales ; ils s'engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de discrimination, et, à cette fin, tenant compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et des droits expressément énoncés à l'article 5 de la présente Convention, ils s'engagent notamment :
a) A déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d'idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d'une autre couleur ou d'une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activités racistes, y compris leur financement ;
b) A déclarer illégales et à interdire les organisations ainsi que les activités de propagande organisée et tout autre type d'activité de propagande qui incitent à la discrimination raciale et qui l'encouragent et à déclarer délit punissable par la loi la participation à ces organisations ou à ces activités ;
c) A ne pas permettre aux autorités publiques ni aux institutions publiques, nationales ou locales, d'inciter à la discrimination raciale ou de l'encourager.
Article 5
Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l'article 2 de la présente Convention, les Etats parties s'engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l'égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d'origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants :
a) Droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ;
b) Droit à la sûreté de la personne et à la protection de l'Etat contre les voies de fait ou les sévices de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution ;
c) Droits politiques, notamment droit de participer aux élections — de voter et d'être candidat — selon le système du suffrage universel et égal, droit de prendre part au gouvernement ainsi qu'à la direction des affaires publiques, à tous les échelons, et droit d'accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques ;
d) Autres droits civils, notamment :
i) Droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat ;
ii) Droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ;
iii) Droit à une nationalité ;
iv) Droit de se marier et de choisir son conjoint ;
v) Droit de toute personne, aussi bien seule qu'en association, à la propriété ;
vi) Droit d'hériter ;
vii) Droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ;
viii) Droit à la liberté d'opinion et d'expression ;
ix) Droit à la liberté de réunion et d'association pacifiques ;
e) Droits économiques, sociaux et culturels, notamment :
i) Droits au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail, à la protection contre le chômage, à un salaire égal pour un travail égal, à une rémunération équitable et satisfaisante ;
ii) Droit de fonder des syndicats et de s'affilier à des syndicats ;
iii) Droit au logement ;
iv) Droit à la santé, aux soins médicaux, à la sécurité sociale et aux services sociaux ;
v) Droit à l'éducation et à la formation professionnelle ;
vi) Droit de prendre part, dans des conditions d'égalité, aux activités culturelles ;
f) Droit d'accès à tous lieux et services destinés à l'usage du public, tels que moyens de transport, hôtels, restaurants, cafés, spectacles et parcs.
Article 6
Les Etats parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d'Etat compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales, ainsi que le droit de demander à ces tribunaux satisfaction ou réparation juste et adéquate pour tout dommage dont elle pourrait être victime par suite d'une telle discrimination.
Article 7
Les Etats parties s'engagent à prendre des mesures immédiates et efficaces, notamment dans les domaines de l'enseignement, de l'éducation, de la culture et de l'information, pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale et favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre nations et groupes raciaux ou ethniques, ainsi que pour promouvoir les buts et principes de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l'homme, de la Déclaration des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale et de la présente Convention.»
La Cour considère également que les droits qui auraient été violés en raison de faits d'incitation et d'encouragement à la haine et à la discrimination raciales à l'égard de personnes d'origine nationale ou ethnique arménienne de la part de hauts responsables azerbaïdjanais et de dégradation et profanation du patrimoine culturel arménien sont des droits plausibles.
La Cour en vient maintenant à la condition du lien entre les droits revendiqués par l'Arménie et les mesures conservatoires sollicitées. Elle rappelle à cet égard que seuls certains des droits revendiqués par l'Arménie ont été jugés plausibles à ce stade de la procédure. Elle se bornera par conséquent à rechercher si le lien requis existe entre ces droits et les mesures sollicitées par l'Arménie.
L'Arménie estime que chacune des mesures conservatoires sollicitées est manifestement liée aux droits qu'elle cherche à protéger. Selon elle, les mesures relatives aux prisonniers de guerre et autres détenus d'origine nationale ou ethnique arménienne garantiront aux intéressés la possibilité de jouir du droit d'être à l'abri de toute forme de discrimination raciale, qu'ils tiennent de l'article 2 de la CIEDR, et du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l'Etat contre les voies de fait ou les sévices, que leur confère l'article 5 de cet instrument. Pour l'Arménie, le seul véritable moyen de protéger ces droits est d'ordonner que les détenus soient immédiatement libérés et qu'ils soient d'ici là traités avec humanité. L'Arménie affirme en outre que la mesure qui veut que l'Azerbaïdjan s'abstienne de fomenter la haine à l'égard des personnes d'origine nationale ou ethnique arménienne et ferme le «parc des trophées militaires» est directement liée à des droits garantis par les articles 2, 4 et 7 de la CIEDR, lesquels énoncent les diverses manières dont les Etats parties doivent agir pour s'acquitter de leurs obligations en matière de lutte contre la discrimination raciale. Quant aux mesures concernant la protection et la préservation du patrimoine historique, culturel et religieux arménien ainsi que la nécessité de garantir le droit d'accéder à ce patrimoine, l'Arménie soutient qu'elles s'imposent pour protéger le droit des personnes d'origine nationale ou ethnique arménienne, garanti par l'article 5 de la CIEDR, de prendre part aux activités culturelles dans des conditions d'égalité, y compris celui d'accéder au patrimoine culturel et d'en jouir.
Pour ce qui est des mesures visant à protéger les sites patrimoniaux historiques, culturels et religieux arméniens et à garantir les droits des Arméniens d'y accéder et d'en jouir, l'Azerbaïdjan indique que toutes les personnes en situation régulière sur son territoire, y compris les Arméniens, peuvent accéder à ces sites sur un pied d'égalité ; il indique également qu'une de ses lois interdit la dégradation et la destruction des sites appartenant au patrimoine historique, culturel et religieux arménien. Le défendeur indique en outre qu'il facilite les efforts qui sont déployés pour protéger et préserver les sites et artefacts pertinents au regard de la CIEDR.
La Cour n'a pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, à établir l'existence de violations de la CIEDR, mais doit déterminer si les circonstances exigent l'indication de telles mesures à l'effet de protéger certains droits conférés par cet instrument. Elle ne peut, à ce stade, conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
L'Arménie fait également grief à l'Azerbaïdjan d'avoir endommagé, modifié ou détruit des églises arméniennes (telles que la cathédrale Saint-Sauveur/cathédrale de Ghazanchetsots sise à Chouchi, l'église arménienne Saint-Jean-Baptiste de Chouchi et l'église Saint-Yeghishe de Mataghis), des pierres tombales arméniennes (à Hadrout, dans le nord de Chouchi, à Mets Tagher, à Taghavard et à Sghnakh), ainsi que d'autres sites culturels et religieux arméniens et des artefacts (tels que les «khachkars» (ou «pierres à croix»)). Elle affirme que l'Azerbaïdjan continue à se livrer à de tels actes de destruction et de dégradation ou permet qu'ils se commettent. Elle ajoute que, même avant le dernier conflit armé en date, l'Azerbaïdjan s'employait activement à effacer tous les vestiges de la présence arménienne sur son territoire et que les discours de haine à caractère raciste que continuent de tenir le président azerbaïdjanais et de hauts responsables de l'Etat ne font qu'«exacerbe[r] encore ce risque réel et actuel». En effet, selon l'Arménie, en refusant ne serait-ce que de reconnaître l'existence du patrimoine culturel arménien, le président azerbaïdjanais «favorise directement un climat encore plus propice à une destruction haineuse de ce patrimoine».
L'Azerbaïdjan affirme en outre avoir reconnu publiquement «l'obligation internationale lui incombant de protéger et de respecter le patrimoine historique, culturel et religieux dans les territoires libérés». Il fait observer que la protection des monuments culturels et historiques est également consacrée par sa Constitution et sa législation qui sanctionne pénalement toute destruction ou détérioration délibérée de l'un quelconque des plus de 6300 monuments inscrits au registre national, parmi lesquels figurent des sites visés par l'Arménie. Il ajoute qu'il s'est engagé à «soutenir les enquêtes menées sur toutes les allégations crédibles de dégradation, de destruction ou de modification non autorisée de monuments historiques et culturels et de cimetières utilisés par les personnes d'origine arménienne». Il note de surcroît qu'il s'est déjà attelé à la restauration des monuments inscrits sur son registre national endommagés pendant le conflit. L'Azerbaïdjan soutient que l'Arménie ne mentionne pas avec précision quels sites sont, selon elle, exposés à un risque imminent de destruction si la Cour n'indique pas de mesures conservatoires. Selon lui, au lieu de mettre en avant un comportement spécifique et persistant qui témoignerait de l'existence d'un risque de préjudice irréparable réel et imminent, comme elle est censée le faire, l'Arménie se contente de dénoncer un comportement passé qui se serait produit principalement pendant les hostilités actives ou immédiatement après. L'Arménie se réfère notamment aux dommages liés au conflit qui auraient été causés par des militaires azerbaïdjanais à l'église de Gazanchi, aux monuments aux morts, à une pierre à croix et à un monument de Chouchi et à la dégradation, également par des militaires, du temple Yegish Arakel. Le défendeur fait valoir en outre que la mesure conservatoire sollicitée par l'Arménie, tendant à empêcher ou à interdire les «modifications» du patrimoine culturel, équivaut à interdire à l'Azerbaïdjan de reconstruire et de restaurer ce patrimoine sur son territoire souverain sans consulter l'Arménie, et que cette demande repose «sur un droit supposé de «jouir» de monuments reconstruits selon ses spécifications» qui n'a pas d'existence plausible en vertu de la CIEDR.
«[s]'agissant des allégations formulées par les deux parties, et corroborées par des ONG internationales dignes de confiance et une quantité considérable d'informations émanant de différentes sources, … des preuves inquiétantes concernent … un nombre important d'allégations cohérentes de traitements inhumains et dégradants et d'actes de torture infligés à des prisonniers de guerre arméniens par les Azerbaïdjanais».
La Cour relève également que l'Assemblée «déplore que des déclarations faites à l'échelon le plus élevé n'en continuent pas moins de donner des Arméniens une image défavorable empreinte d'intolérance».
«condamne les dommages délibérément causés [par l'Azerbaïdjan] au patrimoine culturel [arménien] pendant la guerre de six semaines et, en particulier, ce qui apparaît comme le bombardement intentionnel de l'église de Gazanchi/cathédrale Saint-Sauveur, Ghazanchetsots à Choucha/Chouchi, ainsi que la destruction ou l'endommagement d'autres églises et cimetières pendant et après le conflit ; demeure préoccupée, compte tenu des destructions survenues dans le passé, par ce qui pourrait advenir du grand nombre d'églises, de monastères, notamment le monastère de Khutavank/Dadivank, de pierres à croix et d'autres éléments du patrimoine culturel arménien qui sont retournés dans le giron de l'Azerbaïdjan ; [et] s'inquiète du développement en Azerbaïdjan d'un discours qui promeut un patrimoine «albanien du Caucase» appelé à remplacer ce qui est considéré comme un patrimoine culturel «arménien»» (résolution 2391 (2021), texte adopté par l'Assemblée le 27 septembre 2021, 24e séance).
La Cour rappelle en outre que l'Arménie l'a priée d'indiquer des mesures conservatoires prescrivant à l'Azerbaïdjan de «prévenir la destruction et [d']assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d'actes relevant du champ d'application de la CIEDR» et de rendre compte régulièrement de la mise en mise en œuvre des mesures qu'elle aurait ordonnées. La Cour estime cependant que, dans les circonstances particulières de l'espèce, ces demandes ne sont pas justifiées.
La Cour réaffirme que ses «ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l'article 41 [du Statut] ont un caractère obligatoire» (LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d'Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109) et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées.
La Cour réaffirme en outre que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l'affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même. Elle laisse intact le droit des Gouvernements de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan de faire valoir leurs moyens en la matière.
LA COUR,
Indique les mesures conservatoires suivantes :
1) La République d'Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations que lui impose la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) Par quatorze voix contre une,
Protéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 qui sont toujours en détention et garantir leur sûreté et leur droit à l'égalité devant la loi ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Keith, Daudet, juges ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ;
b) A l'unanimité,
Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l'incitation et l'encouragement à la haine et à la discrimination raciales, y compris par ses agents et ses institutions publiques, à l'égard des personnes d'origine nationale ou ethnique arménienne ;
c) Par treize voix contre deux,
Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, notamment, mais pas seulement, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Keith, juge ad hoc ;
2) A l'unanimité,
Les deux Parties doivent s'abstenir de tout acte qui risquerait d'aggraver ou d'étendre le différend dont la Cour est saisie ou d'en rendre le règlement plus difficile.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le sept décembre deux mille vingt et un, en trois exemplaires, dont l'un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République d'Arménie et au Gouvernement de la République d'Azerbaïdjan.
M. le juge YUSUF joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge IWASAWA joint une déclaration à l’ordonnance; M. le juge ad hoc KEITH joint une déclaration à l’ordonnance.
Déjà enregistré ?