Conformément à l’article 40, paragraphe 2, du Statut de la Cour, la requête a été communiquée au Gouvernement du Royaume-Uni. Conformément au paragraphe 3 du même article, les autres Membres des Nations Unies, ainsi que les États non membres admis à ester en justice devant la Cour, en ont été informés.
Les délais pour le dépôt du mémoire et du contre-mémoire ont été fixés par ordonnance du 6 juillet 1961 ; ils ont été ultérieurement prorogés à la demande des Parties par ordonnances des 2 novembre 1961, 25 avril et 10 juillet 1962. Le mémoire et le contre-mémoire ont été déposés dans les délais ainsi prorogés. Dans le contre-mémoire, déposé le 14 août 1962, le Gouvernement du Royaume-Uni a non seulement fait état du fond de l’affaire, mais aussi soulevé des exceptions préliminaires en vertu de l’article 62 du Règlement de la Cour. En conséquence, une ordonnance du 3 septembre 1962 a constaté qu’en vertu des dispositions de l’article 62, paragraphe 3, du Règlement de la Cour la procédure sur le fond était suspendue et a fixé au 1er décembre 1962 la date d’expiration du délai dans lequel le Gouvernement camerounais pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires. A la demande du Gouvernement camerounais, ce délai a été prorogé au 1er mars 1963 par ordonnance du 27 novembre 1962, puis au 1er juillet 1963 par ordonnance du 11 janvier 1963.
En application de l’article 31, paragraphe 2, du Statut de la Cour, le Gouvernement camerounais a désigné M. Philémon Beb a Don, ambassadeur du Cameroun en France, pour siéger comme juge ad hoc en la présente affaire.
Des audiences ont été tenues du 19 au 23, du 25 au 27, le 30 septembre et les 1er et 3 octobre 1963, durant lesquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses, pour le Gouvernement du Royaume-Uni: sir Francis Vallat, agent, et sir John Hobson, conseil; et pour le Gouvernement camerounais: M. Vincent de Paul Ahanda, agent, M. Paul Engo, agent adjoint, et M. Prosper Weil, conseil.
Dans la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties:
Au nom du Gouvernement camerounais, dans la requête :
« Plaise à la Cour :
notifier la présente requête conformément à l’article 40, paragraphe 2, du Statut de la Cour au Gouvernement du Royaume-Uni;
dire et juger, tant en l’absence qu’en présence dudit Gouvernement et après tels délais qu’il appartiendra à la Cour de fixer: que le Royaume-Uni, dans l’application de l’Accord de Tutelle du 13 décembre 1946 n’a pas respecté certaines obligations qui en découlent directement ou indirectement sur les divers points relevés ci-dessus » ;
dans le mémoire :
« La République fédérale du Cameroun conclut à ce qu’il plaise à la Cour lui adjuger les conclusions de sa requête introductive et notamment dire et juger:
que le Royaume-Uni, dans l’application de l’Accord de Tutelle du 13 décembre 1946 n’a pas respecté certaines obligations qui en découlent directement ou indirectement sur les divers points relevés ci-dessus. »
Au nom du Gouvernement du Royaume-Uni, dans le contre-mémoire :
« 112. Le Gouvernement britannique conclut à ce qu’il plaise à la Cour dire et juger:
ii) que, si, contrairement à cette conclusion du Gouvernement britannique, la Cour juge qu’elle est compétente, les allégations formulées par la République du Cameroun visant la violation des obligations du Royaume-Uni en vertu de l’accord de tutelle sont sans fondement pour les motifs énoncés à la deuxième et à la troisième partie du contre-mémoire. »
Au nom du Gouvernement camerounais,
dans les observations et conclusions sur l’exception préliminaire:
« En se fondant sur les observations qui précèdent, et en réservant tous ses droits quant au fond du litige, la République Fédérale du Cameroun a l’honneur de soumettre à la Cour les conclusions suivantes :
Plaise à la Cour :
1. Rejeter l’exception préliminaire du Royaume-Uni tendant à ce que la Cour se déclare incompétente;
2. Rejeter l’exception préliminaire du Royaume-Uni tirée de l’inobservation des dispositions de l’article 32, paragraphe 2, du Règlement de la Cour;
3. Dire et juger que le Royaume-Uni, dans l’interprétation et l’application de l’Accord de Tutelle pour le Cameroun sous administration britannique, n’a pas respecté certaines obligations qui découlent directement ou indirectement dudit Accord, et notamment de ses articles 3, 5, 6 et 7. »
Au cours de la procédure orale, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :
Au nom du Gouvernement du Royaume-Uni,
à l’audience du 23 septembre 1963 :
« Pour les motifs que je viens d’exposer à la Cour, je conclus à ce qu’il plaise à la Cour dire et juger qu’elle n’est pas compétente pour connaître de l’affaire et je confirme la première conclusion énoncée au paragraphe 112 du contre-mémoire du Royaume-Uni.»
Au nom du Gouvernement camerounais, après l’audience du 27 septembre 1963 :
« Plaise à la Cour :
1. Rejeter l’exception préliminaire du Royaume-Uni tendant à ce que la Cour se déclare incompétente ;
2. Rejeter l’exception préliminaire du Royaume-Uni tirée de l’inobservation’ des dispositions de l’article 32, paragraphe 2, du Règlement de la Cour ;
3. Dire et juger que le Royaume-Uni, dans l’interprétation et l’application de l’Accord de Tutelle pour le Cameroun sous adminis-
Au nom du Gouvernement du Royaume-Uni,
à l’audience du 1er octobre 1963 :
« Pour les motifs indiqués dans le contre-mémoire et les plaidoiries faites au nom du Royaume-Uni au cours des présentes audiences, le Royaume-Uni formule les conclusions suivantes :
1) à aucun moment, il n’y a eu un différend, comme l’allègue la requête déposée en l’affaire;
2) il n’y avait pas eu ou il n’y avait pas à la date du 30 mai 1961, comme l’allègue la requête, un différend relevant de l’article 19 de l’accord de tutelle pour le territoire du Cameroun sous administration du Royaume-Uni;
3) en toute hypothèse, la Cour n’est pas saisie d’un différend qu’elle soit fondée à trancher.
En conséquence, plaise à la Cour:
Eu égard aux conclusions ci-dessus, envisagées tant séparément que globalement, admettre les exceptions préliminaires du Royaume-Uni et dire que la Cour n’a pas compétence en la présente affaire et ne procédera pas à un examen au fond. »
Au nom du Gouvernement camerounais,
à l’audience du 3 octobre 1963:
« Pour les motifs indiqués dans ses écritures et ses plaidoiries, la République Fédérale du Cameroun a l’honneur de formuler les conclusions suivantes :
Plaise à la Cour :
1. Rejeter les exceptions préliminaires du Royaume-Uni tendant à ce que la Cour se déclare incompétente ;
2. Se déclarer compétente pour examiner au fond la demande de la République Fédérale du Cameroun tendant à ce que la Cour dise et juge que le Royaume-Uni dans l’interprétation et l’application de l’Accord de Tutelle pour le Cameroun sous administration britannique, n’a pas respecté certaines obligations qui découlent directement ou indirectement dudit Accord, et notamment de ses articles 3, 5, 6 et 7.»
Le Président ayant demandé à l’agent du Gouvernement du Royaume-Uni s’il avait des observations à formuler au sujet des conclusions ainsi présentées par le Gouvernement camerounais, l’agent a déclaré qu’il n’avait pas de commentaires à faire, pour autant que ces conclusions concernaient la question de la juridiction de la Cour et les exceptions préliminaires du Royaume-Uni.
La requête déposée le 30 mai 1961 par la République du Cameroun doit être replacée dans le contexte historique de l’une des quelques transformations politiques importantes concernant certains territoires qui sont survenues à l’époque contemporaine sur le continent africain. Le territoire dont il s’agit en l’espèce et qui est connu sous le nom de Cameroun septentrional est l’une des « possessions d’outre-mer » à l’égard desquelles l’Allemagne a renoncé à ses droits et titres en vertu de l’article 119 du traité de Versailles du 28 juin 1919 et qui ont été placées sous le système des Mandats de la Société des Nations. Conformément à une décision prise lors de la Conférence de la paix par le Conseil des Quatre, les Gouvernements de France et de Grande-Bretagne ont recommandé que le territoire antérieurement désigné sous le titre de protectorat allemand du Cameroun soit divisé en deux Mandats, l’un administré par la France et l’autre par la Grande-Bretagne. Cette recommandation a été acceptée et les Mandats ont été institués.
Après la création des Nations Unies, les Gouvernements français et britannique ont proposé de placer sous le régime international de tutelle ces territoires sous Mandat. Des accords de tutelle pour le territoire du Cameroun sous administration britannique et pour le territoire du Cameroun sous administration française sont entrés en vigueur le 13 décembre 1946, avec l’approbation de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Le Gouvernement du Rovaume-Uni, autorité administrante, a maintenu dans le territoire sous tutelle du Cameroun les mêmes dispositions administratives que celles qu’il avait arrêtées lorsqu’il avait accepté le Mandat. En vertu de ces dispositions, le territoire était divisé en une région septentrionale et une région méridionale. Le Cameroun septentrional ne constituait pas en lui-même une unité géographique et comprenait deux sections séparées par une étroite bande de territoire appartenant à ce qui était alors le protectorat britannique de la Nigéria, lequel bordait sur toute sa longueur la partie occidentale du Mandat. Le Cameroun septentrional était administré comme faisant partie des deux provinces du nord de la Nigéria, le Bornou et l’Adamaoua. Jusqu’en 1939, le Cameroun méridional a été administré dans le cadre de la Nigéria du Sud comme une province distincte, celle du Cameroun. Par la suite, il a été lié administrativement, en tant que province distincte, aux provinces de l’est de la Nigéria.
Le territoire sous tutelle du Cameroun sous administration française, qui longeait toute la frontière est et la plus grande partie de la frontière nord du territoire sous tutelle du Cameroun sous
Entre-temps, à la suite d’un autre plébiscite effectué sous les auspices des Nations Unies les 11 et 12 février 1961, le Cameroun septentrional s’était uni le 1er juin 1961 à la Fédération de Nigéria, laquelle était devenue indépendante le 1er octobre 1960 et avait été admise aux Nations Unies six jours plus tard. Le Cameroun septentrional est devenu et demeure une province distincte de la Région du Nord de la Nigéria.
La situation des territoires sous tutelle du Cameroun sous administration française et du Cameroun sous administration britannique a beaucoup retenu l’attention du Conseil de tutelle des Nations Unies et de l’Assemblée générale elle-même. L’Assemblée générale a même décidé, le 5 décembre 1958, de reprendre sa treizième session en février 1959 « à seule fin d’examiner la question de l’avenir des Territoires sous tutelle du Cameroun sous administration française et du Cameroun sous administration du Royaume-Uni». En outre, toute la question des unions administratives dans les territoires sous tutelle a fait aux Nations Unies, pendant de longues années, l’objet d’examens répétés.
Les rapports des missions de visite dans les deux territoires sous tutelle du Cameroun sous administration française et du Cameroun sous administration britannique, les débats du Conseil de tutelle et de la Quatrième Commission de l’Assemblée générale, aussi bien que les rapports du commissaire des Nations Unies qui a surveillé les plébiscites organisés dans le territoire sous tutelle du Cameroun sous administration britannique, sont autant d’éléments de base qui permettent de situer les questions soulevées par la République du Cameroun dans sa requête introductive d’instance du 30 mai 1961 dirigée contre le Royaume-Uni. La procédure sur le fond étant suspendue comme l’a constaté l’ordonnance du 3 septembre 1962, la Cour, ainsi qu’elle l’a déjà souligné, ne mentionne cet ensemble de documents qu’à seule fin d’indiquer le contexte dans lequel elle a été invitée à examiner la requête et le mémoire de la République du Cameroun, ainsi que les exceptions préliminaires formulées à leur sujet par le Royaume-Uni. Mais il y a lieu, pour éclairer ce qui suit, de se référer plus précisément à trois des résolutions adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies.
Le 13 mars 1959, l’Assemblée générale a adopté la résolution 1350 (XIII). Elle y a recommandé que l’autorité administrante, en consultation avec un commissaire des Nations Unies aux plébiscites, organise sous la surveillance de l’Organisation des Nations Unies des plébiscites séparés dans la partie septentrionale et dans la partie méridionale du Cameroun sous administration
Le plébiscite a eu lieu les 11 et 12 février 1961 et, le 21 avril 1961, l’Assemblée générale a adopté la résolution 1608 (XV) qui présente un intérêt spécial en l’espèce. Cette résolution comprend les trois paragraphes suivants:
«2. Prend acte des résultats des plébiscites selon lesquels:
a) La population du Cameroun septentrional a décidé, à une majorité importante, d’accéder à l’indépendance en s’unissant à la Fédération de Nigéria indépendante;
b) La population du Cameroun méridional a également décidé d’accéder à l’indépendance en s’unissant à la République du Cameroun indépendante;
3. Estime que, les populations des deux parties du Territoire sous tutelle ayant librement exprimé, au cours d’un scrutin secret, leurs aspirations au sujet de leur avenir respectif conformément aux résolutions 1352 (XIV) et 1473 (XIV) de l’Assemblée générale, les décisions qu’elles ont prises par des moyens démocratiques, sous la surveillance de l’Organisation des Nations Unies, doivent immédiatement être mises en œuvre ;
4. Décide que, les plébiscites ayant eu lieu séparément avec des résultats différents, l’Accord de tutelle du 13 décembre 1946 relatif au Cameroun sous administration du Royaume-Uni prendra fin, conformément à l’alinéa b de l’Article 76 de la Charte des Nations Unies et en accord avec l’Autorité administrante, dans les conditions suivantes :
a) En ce qui concerne le Cameroun septentrional, le 1er juin 1961, au moment où le Cameroun septentrional s’unira à la Fédération de Nigéria en tant que province séparée de la Région du Nord de la Nigéria;
La République du Cameroun a voté contre cette résolution.
Encore que, dans une note adressée le 1er mai 1961 au Royaume-Uni par le ministère des Affaires étrangères de la République du Cameroun (note dont il sera traité plus particulièrement ci-après), le demandeur ait été d’avis que la tutelle ne pouvait être levée sans l’accord de la République du Cameroun « en sa qualité d’État directement intéressé », il n’a pas maintenu cette position; le fait que la résolution 1608 (XV) de l’Assemblée générale a mis fin à l’accord de tutelle est maintenant reconnu par les deux Parties.
Dès avant les débats qui ont conduit à l’adoption de la résolution 1608 (XV), la République du Cameroun a critiqué la manière dont le Royaume-Uni mettait en œuvre la séparation administrative du Cameroun septentrional et de la Nigéria. Déjà en mai 1960, avant l’admission de la République du Cameroun comme Membre des Nations Unies, ses vues avaient été énoncées en son nom par le représentant de la France au Conseil de tutelle. Après son admission aux Nations Unies, la République du Cameroun a affirmé elle-même, dans un communiqué joint à une note verbale adressée le 4 janvier 1961 au Royaume-Uni, que la séparation administrative n’avait pas été effectuée et que le Royaume-Uni, en tant qu’autorité administrante, n’avait pas conduit les peuples du Cameroun septentrional à la capacité à s’administrer eux-mêmes comme le prévoit l’alinéa b) de l’article 76 de la Charte des Nations Unies. Plus tard, après le plébiscite de février 1961, les représentants de la République du Cameroun ont, dans de nombreuses interventions tant à la Quatrième Commission de l’Assemblee générale qu’aux séances plénières de l’Assemblée, fait connaître les objections du Cameroun contre certaines pratiques, actions ou inactions qui auraient été imputables aux autorités locales de tutelle pendant la période précédant le plébiscite et durant les opérations électorales et qui auraient modifié le déroulement normal de la consultation populaire et entraîné des suites contraires à l’accord de tutelle. La République du Cameroun a constamment souligné qu’à son avis la « règle de l’unité » avait été méconnue par l’autorité administrante, ce qui avait modifié l’évolution politique du territoire sous tutelle.
Ces objections, les allégations de la République du Cameroun selon lesquelles la recommandation relative à la séparation administrative énoncée dans la résolution 1473 (XIV) de l’Assemblee générale n’aurait pas été suivie et le grief d’après lequel l’ensemble du territoire sous tutelle n’aurait pas été administré comme une unité administrative distincte ont été développés dans un livre blanc distribué par le Cameroun à tous les Membres des Nations
Après l’adoption de la résolution 1608 (XV) de l’Assemblée générale, la République du Cameroun a adressé au Royaume-Uni le 1er mai 1961 une note où elle rappelait les griefs « de nature juridique » qu’elle avait formulés et qu’elle souhaitait voir examiner par la Cour. Ces griefs sont énumérés dans la note ; ils correspondent à ceux qui sont indiqués dans la requête comme se rattachant à l’exécution de l’accord de tutelle par l’autorité administrante et comme constituant l’objet du différend entre la République du Cameroun et le Royaume-Uni. La note faisait état d’un différend relatif à l’application de l’accord de tutelle et demandait au Royaume-Uni de conclure un compromis à l’effet de saisir la Cour. La note de la République du Cameroun ne faisait aucune mention de l’article 19 de l’accord de tutelle dont il sera question ci-après.
A cette communication, le Royaume-Uni a répondu le 26 mai 1961 que le différend ne lui semblait pas s’être élevé entre lui et la République du Cameroun mais entre cette dernière et l’Assemblée générale des Nations Unies. Le Royaume-Uni ajoutait que les méthodes ou pratiques que la République du Cameroun trouvait fautives avaient été approuvées par les Nations Unies et qu’il ne croyait pas bon de saisir la Cour d’un différend les concernant. Selon lui, soumettre le problème à la Cour, c’était mettre en question la décision de l’Assemblée générale énoncée par la résolution 1608 (XV) et introduire un élément d’incertitude dans une affaire tranchée par l’Assemblée. Pour ces raisons, le Royaume-Uni déclarait ne pas être en mesure d’accepter l’invitation de la République du Cameroun visant à soumettre la question à la Cour.
Quatre jours plus tard, le 30 mai 1961, la République du Cameroun a déposé devant la Cour sa requête, qui invoquait pour établir la compétence de la Cour l’article 19 de l’accord de tutelle ainsi conçu:
«.Article 19. Tout différend, quel qu’il soit, qui viendrait à s’élever entre l’Autorité chargée de l’administration et un autre Membre des Nations Unies relativement à l’interprétation ou à l’application des dispositions du présent Accord, sera, s’il ne peut être réglé par négociations ou un autre moyen, soumis à la Cour internationale de Justice, prévue au Chapitre XIV de la Charte des Nations Unies. »
Les griefs suivants sont énumérés dans la requête :
ma) Le Cameroun Nord n’a pas été administré, malgré le texte de l’article 5, § B, de l’Accord de Tutelle, comme un territoire distinct au sein d’une union administrative, mais comme une partie intégrante de la Nigéria.
b) L’article 6 de l’Accord de Tutelle fixait comme objectifs le développement d’institutions politiques libres, une part progressivement croissante pour les habitants du Territoire dans les services administratifs, leur représentation dans le corps consultatif et législatif et leur participation au gouvernement du Territoire. Ces objectifs, de l’avis de la République du Cameroun, n’ont pas été atteints.
c) L’Accord de Tutelle n’autorisait pas la puissance administrante à administrer le Territoire, contrairement à la règle de l’unité, comme deux parties distinctes selon deux régimes administratifs, et avec deux évolutions politiques distinctes.
d) Les dispositions du § 7 de la Résolution 1473 relatives à la séparation administrative du Cameroun septentrional et de la Nigéria n’ont pas été suivies.
e) Les mesures prévues au § 6 de la même Résolution en vue d’obtenir une plus ample décentralisation des pouvoirs administratifs et de la démocratisation effective du système d’administration locale n’ont pas été mises en œuvre.
f) Les conditions fixées par le § 4 de la même Résolution pour l’établissement des listes électorales ont été interprétées de manière discriminatoire, en entendant d’une manière abusive la notion de résidence habituelle.
g) Des pratiques, actions ou inactions des autorités locales de tutelle pendant la période précédant le plébiscite et durant les opérations électorales ont modifié le déroulement normal de la consultation et ont entraîné des suites contraires à l’Accord de Tutelle. »
Les griefs de la République du Cameroun sont formulés en des termes différents dans la requête, le mémoire, les observations et conclusions écrites et les conclusions finales. Au stade actuel et compte tenu de ce qui précède, il suffit de citer le passage suivant des conclusions finales :
« que la Cour dise et juge que le Royaume-Uni dans l’interprétation et l’application de l’Accord de Tutelle pour le Cameroun sous administration britannique, n’a pas respecté certaines obligations qui découlent directement ou indirectement dudit Accord, et notamment des ses articles 3, 5, 6 et 7 ».
Ces exceptions ont été longuement développées au cours de la procédure orale. Pour des raisons qui apparaîtront ultérieurement, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner chacune des exceptions ni de déterminer si elles portent toutes sur la compétence ou la recevabilité ou si elles sont fondées sur d’autres motifs. Pendant les plaidoiries, les Parties elles-mêmes n’ont guère fait de distinction entre « compétence » et « recevabilité ». Il y a néanmoins deux exceptions sur lesquelles la Cour estime qu’elle doit se prononcer à ce stade.
La première exception du Royaume-Uni est qu’il n’y a aucun « différend » entre lui et la République du Cameroun. Si un différend a existé à la date de la requête, il s’est agi, selon le Royaume-Uni, d’un différend entre la République du Cameroun et les Nations Unies ou l’Assemblée générale des Nations Unies.
La Cour n’a pas à se préoccuper de savoir si un différend portant sur le même objet a existé ou non entre la République du Cameroun et les Nations Unies ou l’Assemblée générale. De l’avis de la Cour, il suffit de constater que, eu égard aux faits déjà exposés dans le présent arrêt, les positions opposées des Parties pour ce qui concerne l’interprétation et l’application des articles pertinents de l’accord de tutelle révèlent l’existence entre la République du Cameroun et le Rovaume-Uni, à la date de la requête, d’un différend au sens admis par la jurisprudence de la Cour actuelle et de l’ancienne Cour.
L’autre exception préliminaire dont la Cour estime opportun de traiter à ce stade est fondée sur l’article 32, paragraphe 2, du Règlement selon lequel, lorsqu’une affaire est portée devant la Cour par une requête, celle-ci doit non seulement indiquer l’objet du différend, conformément à l’article 40 du Statut de la Cour, mais contenir en outre « autant que possible » la mention de la disposition par laquelle le requérant prétend établir la compétence de la Cour, l’indication précise de l’objet de la demande et un exposé des motifs par lesquels la demande est prétendue justifiée.
Dans les observations et conclusions de la République du Cameroun, cette exception est traitée à part, comme visant la recevabilité de la requête et du mémoire.
La Cour ne saurait être indifférente à l’inobservation, par le demandeur ou par le défendeur, des dispositions du Règlement élaboré conformément à l’article 30 du Statut. La Cour permanente de Justice internationale a cru devoir rechercher à plusieurs reprises si les prescriptions de forme de son Règlement avaient été respectées. Dans ces questions de forme, elle avait tendance à « adopter
« La Cour, exerçant une juridiction internationale, n’est, pas tenue d’attacher à des considérations de forme la même importance qu’elles pourraient avoir dans le droit interne. »
La Cour est tout à fait consciente de la profonde inquiétude que les événements décrits dans les écritures ont suscitée chez le demandeur et, si aucune autre raison ne l’empêchait, à son avis, d’examiner l’affaire au fond, elle ne refuserait pas de le faire en prenant comme motif l’absence de ce que la Cour permanente a appelé dans l’affaire de l’Interprétation du statut du territoire de Memel « la méthode opportune et appropriée pour soumettre la divergence d’opinions à la Cour » (C.P.J.I.,série A/B ri 49, p. 311).
La Cour note que, si, en vertu de l’article 40 du Statut, l’objet d’un différend porté devant la Cour doit être indiqué, l’article 32, paragraphe 2, du Règlement de la Cour impose au demandeur de se conformer « autant que possible » à certaines prescriptions. Cette expression s’applique non seulement à la mention de la disposition par laquelle le requérant prétend établir la compétence de la Cour mais aussi à l’indication précise de l’objet de la demande et à l’exposé succinct des faits et des motifs par lesquels la demande est prétendue justifiée. La Cour estime que la requête du demandeur est suffisamment conforme aux dispositions de l’article 32, paragraphe 2, du Règlement et que l’exception préliminaire fondée sur leur inobservation est par suite sans fondement.
Certaines contradictions entre les thèses des Parties sont nées de ce que l’on n’attribuait pas le même sens à des mots tels que «intérêt » et « recevabilité ». La Cour reconnaît que, dans des contextes différents, ces termes peuvent avoir des sens différents mais elle n’estime pas nécessaire en l’espèce d’en examiner la signification. Aux fins de la présente espèce, une analyse des faits tenant compte de certains principes directeurs peut suffire pour résoudre les questions qui retiennent l’attention de la Cour.
La proximité géographique de la République du Cameroun et de l’ancien territoire sous tutelle du Cameroun septentrional, ainsi que le degré d’affinité entré les populations de ces deux régions, ont amené la République du Cameroun à se préoccuper attentivement de l’évolution de l’ancien territoire sous tutelle. La Cour ne saurait méconnaître ce fait incontestable que, si le plébiscite du Cameroun septentrional n’avait pas été favorable à l’union avec la Fédération de Nigéria, il aurait été favorable à l’union avec la République du Cameroun. Les. questions arrêtées par
Devenue Membre des Nations Unies depuis le 20 septembre 1960, la République du Cameroun avait le droit d’introduire une instance devant la Cour et celle-ci a été saisie par le dépôt de la requête du 30 mai 1961. Ce droit procédural d’introduire une instance devant la Cour, où, quel qu’en soit le résultat, une question peut être débattue sous tous ses aspects dans l’atmosphère objective d’un tribunal, est loin d’être négligeable. Mais le fait d’adresser une requête introductive d’instance ne préjuge pas la suite que la Cour pourra donner à l’affaire.
Dans l’arrêt rendu le 18 novembre 1953 sur l’exception préliminaire en l’affaire Nottebohm (C.I.J. Recueil 1953, p. 122), la Cour a eu l’occasion d’étudier de façon approfondie la nature et les conséquences de la saisine de la Cour. Comme elle l’a dit dans cet arrêt, « la saisine de la Cour est une chose, l’administration de la justice en est une autre ». C’est par l’acte du demandeur que la Cour est saisie, mais, même si, une fois saisie, elle estime avoir compétence, la Cour n’est pas toujours contrainte d’exercer cette compétence. Il y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire dont la Cour, en tant que tribunal, doit toujours tenir compte. Il peut ainsi y avoir incompatibilité entre, d’un côté, les désirs d’un demandeur ou même des deux parties à une instance et, de l’autre, le devoir de la Cour de conserver son caractère judiciaire. C’est à la Cour elle-même et non pas aux parties qu’il appartient de veiller à l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour.
Dans l’affaire des Zones franches, la Cour permanente s’est référée successivement à trois considérations qui devaient l’amener à refuser de trancher certaines questions posées par les Parties. Ces considérations ont été soulevées d’office par la Cour. En premier lieu, la Cour a dit, dans son ordonnance du 19 août 1929 (C.P.J.I., série A n° 22, p. 15) :
«qu’il ne saurait, dans la règle, être imposé à la Cour de choisir entre des interprétations [d’un traité] déterminées d’avance et dont il se pourrait qu’aucune ne correspondît à l’opinion qu’elle se serait formée... »
En deuxième lieu, dans l’arrêt rendu en la même affaire le 7 juin 1932 (C.P.J.I., série A/B n° 46, p. 161), la Cour s’est exprimée ainsi :
« Après un examen très approfondi, la Cour maintient son opinion : pour elle, il serait incompatible avec son Statut et avec sa position en tant que Cour de justice de rendre un arrêt dont la validité serait subordonnée à l’approbation ultérieure des Parties. »
Enfin, la Cour a ajouté (p. 162), à propos de l’article 2, alinéa 2, du compromis, lequel aurait impliqué une décision de la Cour
« en dehors du domaine où une cour de justice, dont la tâche est d’appliquer des règles de droit, peut aider à la solution de différends entre deux Etats ».
Certes, la Cour peut donner des avis consultatifs — non à la demande d’un Etat mais à la demande d’un organe ou d’une institution des Nations Unies dûment autorisés. Néanmoins, la Cour permanente de Justice internationale et la Cour actuelle ont toutes deux souligné que le pouvoir conféré à la Cour de rendre des avis consultatifs doit s’exercer dans le cadre de la fonction judiciaire. Les deux Cours ont eu l’occasion de formuler, à propos de demandes d’avis consultatifs, des observations qui s’appliquent également au rôle que doit jouer la Cour en matière contentieuse; dans les deux cas, la Cour exerce une fonction judiciaire. Cette fonction est soumise à des limitations inhérentes qui, pour n’être ni faciles à classer, ni fréquentes en pratique, n’en sont pas moins impérieuses en tant qu’obstacles décisifs au règlement judiciaire. Quoi qu’il en soit, c’est toujours à la Cour qu’il appartient de déterminer si ses fonctions judiciaires sont en jeu. La Cour actuelle s’est toujours inspirée, comme la Cour permanente de Justice internationale, du principe posé par celle-ci le 23 juillet 1923 dans l’affaire du Statut de la Carélie orientale:
«La Cour, étant une Cour de Justice, ne peut pas se départir des règles essentielles qui dirigent son activité de tribunal, même lorsqu’elle donne des avis consultatifs.» (C.P.J.I., série B ri 5, P. 29.)
Dans l’affaire Haya de la Torre (C.I.J. Recueil 1951, PP. 78-79), la Cour a noté que les deux Parties lui demandaient une décision « sur la manière dont l’asile doit prendre fin ». Elle a dit que l’asile devait prendre fin, mais a refusé d’indiquer les moyens qui devaient être employés pour donner effet à cette injonction. La Cour s’est exprimée en ces termes :
«La forme interrogative qu’elles ont donnée à leurs conclusions montre qu’elles entendent que la Cour opère un choix entre les diverses voies par lesquelles l’asile peut prendre fin. Mais ces voies sont conditionnées par des éléments de fait et par des possibilités que, dans une très large mesure, les Parties sont seules en situation d’apprécier. Un choix entre elles ne pourrait être fondé sur des considérations juridiques, mais seulement sur des considérations de nature pratique ou d’opportunité politique; il ne rentre pas dans la fonction judiciaire de la Cour d’effectuer ce choix. »
Les explications du demandeur sur ce qu’il requiert ou ne requiert pas la Cour de décider sont formulées de diverses manières dans ses écritures et plaidoiries. La Cour estime que l’exposé le plus net se trouve dans le passage suivant des observations et conclusions du demandeur :
«Lorsqu’un État agit devant la Cour sur le fondement d’une disposition du genre de celle de l’article 19 de l’Accord de Tutelle pour le Cameroun sous administration britannique, il peut sans doute, dans certains cas, demander à la Cour, outre la constatation qu’une violation de l’Accord de Tutelle a été commise, de déclarer que la Puissance administrante a le devoir de mettre fin à cette violation : ainsi, dans les affaires du Sud-Ouest africain, l’Éthiopie et le Libéria ont demandé à. la Cour, dans leurs conclusions, à la fois que la Cour constate certaines violations (politique d’ apartheid, absence d’envoi de rapports annuels, non-transmission de pétitions, etc.) et qu’elle dise que l’Uniôn sud-africaine a le devoir d’y mettre un terme. Mais il ne peut en être ainsi que lorsqu’il s’agit de ce que l’on pourrait appeler une «violation continue», susceptible d’être interrompue à la suite de l’arrêt de la Cour. Lorsque, en revanche, la violation de l’Accord a été définitivement consommée et qu’il est matériellement impossible de revenir sur le passé, l’État requérant ne peut plus demander à la Cour que la constatation, avec force de chose jugée, que l’Accord de Tutelle n’a pas été respecté par la Puissance administrante.
En l’espèce, les violations invoquées ont été définitivement consommées, et la République du Cameroun ne peut demander une restitutio in integrum tendant à ce que l’union avec la Nigéria et la division du Territoire n’aient pas eu lieu, ou que les objectifs prévus à l’article 6 de l’Accord aient été atteints, ou que la résolution 1473 ait été respectée; elle ne peut demander que la constatation par la Cour des violations de l’Accord de Tutelle commises par l’Autorité administrante. »
Au cours de sa plaidoirie, le conseil du demandeur a dit :
« La République du Cameroun pense en effet que, en administrant le Cameroun septentrional comme elle l’a fait, l’autorité administrante a créé des conditions telles que la tutelle a abouti au rattachement du Cameroun septentrional à un État autre que la République du Cameroun. »
Dans le livre blanc camerounais déjà mentionné, il est dit que « la non-séparation de l’administration du Cameroun septentrional et du Nigéria en supprimant une garantie essentielle de non-partialité a effectivement vicié le plébiscite ». Il est déclaré plus
Il ne fait guère de doute que l’injustice alléguée a été le « rattachement du Cameroun septentrional à un État autre que la République du Cameroun ».
Mais il n’est pas demandé à la Cour de redresser l’injustice alléguée ; il ne lui est pas demandé de détacher un territoire de la Nigéria; il ne lui est pas demandé de faire restituer à la République du Cameroun des populations ou des territoires prétendument perdus; il ne lui est pas demandé d’accorder une réparation quelconque.
Ce n’est pas à la Cour, mais à l’Assemblée générale des Nations Unies que la République du Cameroun a demandé, arguments à l’appui, que le plébiscite soit déclaré nul et non avenu. Aux paragraphes 2 et 3 de la résolution 1608 (XV), l’Assemblée générale a rejeté la demande du Cameroun. Quels qu’aient été les motifs de l’Assemblée générale lorsqu’elle a formulé les conclusions contenues dans ces paragraphes, qu’elle ait agi ou non entièrement sur le plan politique, et sans que la Cour estime nécessaire d’examiner ici si l’Assemblée générale a fondé son action sur une interprétation exacte de l’accord de tutelle, il ne fait pas de doute — et ce point n’est pas contesté — que la résolution a eu un effet juridique définitif. Le plébiscite n’a pas été déclaré nul et non avenu, mais au contraire il a été pris acte de ses résultats et l’Assemblée générale a décidé que l’accord de tutelle prendrait fin le 1er juin 1961 en ce qui concerne le Cameroun septentrional. En l’occurrence, l’extinction de l’accord de tutelle a été un effet juridique des conclusions formulées aux paragraphes 2 et 3 de la résolution 1608 (XV). Le requérant, dans la présente affaire, a déclaré expressément qu’il ne demandait à la Cour ni de reviser, ni d’infirmer ces conclusions de l’Assemblée générale ou ces décisions en tant que telles; il n’est donc pas nécessaire d’examiner si la Cour peut exercer un tel pouvoir. Mais ce que le requérant demande à la Cour, c’est d’apprécier certains faits et d’arriver, à l’égard de ces faits, à des conclusions s’écartant de celles qu’a énoncées l’Assemblée générale dans sa résolution 1608 (XV).
Si la Cour devait décider qu’elle peut connaître de l’affaire au fond et si, à la suite de la procédure sur le fond, elle décidait, entre autres, que l’établissement et le maintien de l’union administrative entre le Cameroun septentrional et la Nigéria contrevenaient à l’accord de tutelle, il n’en resterait pas moins vrai que l’Assemblée générale, agissant dans le cadre de la compétence qui lui est reconnue, n’a pas été convaincue que l’union administrative, ni d’autres facteurs allégués aient invalidé le plébiscite en tant que libre expression de la volonté des populations. Puisque, dans ses conclusions, le demandeur n’a pas prié la Cour de reviser la constatation à laquelle l’Assemblée générale est ainsi arrivée, une décision de la Cour selon laquelle, par exemple, l’autorité administrante aurait
En outre, l’extinction de l’accord de tutelle et l’union du Cameroun septentrional et de la Fédération de Nigéria qui a suivi n’ont pas été le fait du Royaume-Uni mais ont résulté de mesures prises par l’Assemblée générale avec l’àssentiment du Royaume-Uni. Le conseil de la République du Cameroun a admis que c’est l’Organisation des Nations Unies qui a mis fin à la tutelle. Il a déclaré:
« Le Cameroun ne demande pas à la Cour de critiquer les Nations Unies; il ne lui demande pas de dire que les Nations Unies ont eu tort de mettre fin à la tutelle; il ne lui demande pas de prononcer l’annulation de la résolution 1608. Cela, bien entendu, la Cour ne serait pas compétente pour le faire... »
L’union administrative telle qu’elle a été établie sous la tutelle, légalement ou illégalement, a disparu. La République du Cameroun soutient toutefois que l’intérêt qu’elle a à savoir si cette union contrevenait à l’accord de tutelle n’est pas d’ordre purement académique. Sa thèse est qu’il y a eu un lien de cause à effet entre l’union administrative prétendument illégale et la prétendue nullité du plébiscite. Le conseil de la République du Cameroun a énoncé cette thèse dans un passage de sa plaidoirie déjà cité.
Le demandeur a néanmoins déclaré qu’il ne demandait pas à la Cour de prononcer l’annulation du plébiscite ; comme on l’a noté, il reconnaît même que la Cour ne pourrait le faire. Il n’a pas demandé à la Cour de dire qu’il existe un lien de cause à effet entre la prétendue mauvaise administration et le résultat du scrutin favorable à une union avec la Fédération de Nigéria. La Cour serait donc réduite à trancher une question éloignée de la réalité.
Si la Cour devait poursuivre l’affaire et déclarer toutes les allégations du demandeur justifiées au fond, elle n’en serait pas moins dans l’impossibilité de rendre un arrêt effectivement applicable. Le rôle de la Cour n’est pas le même que celui de l’Assemblée générale. L’arrêt de la Cour n’infirmerait pas les décisions de l’Assemblée générale. L’arrêt ne remettrait pas en vigueur et ne ferait pas revivre l’accord de tutelle. L’ancien territoire sous tutelle du Cameroun septentrional ne serait pas rattaché à la République du Cameroun. L’union de ce territoire avec la Fédération de Nigéria ne serait pas invalidée. Le Rovaume-Uni n’aurait ni le droit ni le pouvoir de prendre des mesures propres à répondre au désir qui anime la République du Cameroun. Conformément à l’article 59 du Statut, l’arrêt ne serait obligatoire ni pour la Nigéria, ni pour un autre État, ni pour un organe quelconque des Nations Unies. Le demandeur ne conteste pas la vérité de ces points.
La fonction de la Cour est de dire le droit, mais elle ne peut rendre des arrêts qu’à l’occasion de cas concrets dans lesquels
La résolution 1608 (XV) ayant valablement mis fin à l’accord de tutelle en ce qui concerne le Cameroun septentrional, la tutelle même a disparu; le Royaume-Uni a cessé d’avoir les droits et les devoirs d’une autorité de tutelle à l’égard du Cameroun; et le territoire qui constituait antérieurement le territoire sous tutelle du Cameroun septentrional s’est uni à la Fédération de Nigéria indépendante, État dont il fait maintenant partie.
Si l’on considère la situation dans laquelle se trouvent, du fait de la cessation de l’accord de tutelle, les Membres des Nations Unies autres que l’autorité administrante elle-même, il est clair que tous les droits éventuellement conférés par les articles dudit accord à d’autres Membres des Nations Unies ou à leurs ressortissants se sont éteints. Cela ne veut pas dire, par exemple, que l’expiration de l’accord de tutelle ait entraîné la caducité des droits patrimoniaux découlant de certains articles de cet accord qui auraient pu être acquis auparavant. Mais il est de fait qu’à partir du 1er juin 1961, date à laquelle la tutelle sur le Cameroun septentrional a pris fin, aucun autre Membre des Nations Unies ne pouvait réclamer un droit ou un avantage au Cameroun septentrional qui aurait pu lui être octroyé à l’origine par l’accord de tutelle. Aucune réclamation de ce genre ne pouvait être formulée contre le Rovaume-Uni qui était déchargé de sa mission d’autorité de tutelle et privé de tout pouvoir, de toute autorité et de toute responsabilité dans la région. Aucune réclamation de ce genre ne pouvait être formulée contre la Nigéria, à qui appartient maintenant la souveraineté sur le territoire, puisque la Nigéria n’a pas été partie à l’accord de tutelle et que celui-ci ne lui a jamais imposé d’obligation. On ne voit pas non plus comment une réclamation de ce genre aurait pu être formulée contre les Nations Unies elles-mêmes. De plus, en vertu de l’article 59 du Statut, un arrêt de la Cour en l’espèce ne serait obligatoire que pour les deux Parties.
La demande de la République du Cameroun vise seulement une constatation du manquement au droit. Aucune suite n’est demandée à. la Cour ni ne peut être ajoutée. D’ordinaire, lorsqu’une condamnation judiciaire est énoncée par la Cour, l’article 94 de la Charte peut trouver son application. Tel n’est pas le cas présent. D’ordinaire, dans le cadre du régime international de tutelle, une telle constatation pourra, si la Cour est compétente pour la formuler,
On peut néanmoins soutenir que, si, pendant la période de validité de l’accord de tutelle, l’autorité de tutelle avait été responsable d’un acte contrevenant aux dispositions dudit accord et entraînant un préjudice envers un autre Membre des Nations Unies ou l’un de ses ressortissants, l’extinction de la tutelle n’aurait pas mis fin à l’action en réparation. L’article 19 de l’accord, qui prévoyait la compétence de la Cour dans les cas auxquels il s’appliquait, a cessé bien entendu de pouvoir jouer en même temps que tous les autres articles de cet accord, de sorte qu’à partir du 1er juin 1961 on ne pouvait plus l’invoquer pour établir la compétence de la Cour. Dans la présente instance, la requête a été déposée avant le 1er juin 1961 mais elle ne comporte aucune demande en réparation; le requérant a dit expressément qu’il n’en réclame aucune.
La Cour a constaté que, dans leur argumentation, les deux Parties se sont fréquemment référées à l’arrêt rendu par la Cour le 21 décembre 1962 dans les affaires du Sud-Ouest africain. Elles ont recherché si les conclusions auxquelles a abouti l’examen du système des Mandats dans le cadre de la Société des Nations sont applicables au régime de tutelle dans le cadre des Nations Unies et si, et dans quelle mesure, on doit à certains égards donner de l’article 19 de l’accord de tutelle de 1946 pour le Cameroun une interprétation semblable à celle qui a été donnée de l’article 7 du Mandat pour le Sud-Ouest africain.
La Cour n’estime pas nécessaire de formuler une opinion sur ces points, lesquels, en ce qui concerne le fonctionnement ou l’administration de la tutelle au Cameroun septentrional, ne peuvent présenter qu’un intérêt académique dès lors que la tutelle n’existe plus et que l’ancienne autorité administrante ne pourrait plus donner effet à aucune des constatations auxquelles la Cour aboutirait.
Néanmoins, aux fins de vérifier certains arguments avancés en l’espèce, la Cour considérera à quelles conclusions on aboutirait s’il était communément admis que l’article 19 de l’accord de tutelle du 13 décembre 1946 pour le Cameroun sous administration britannique était destiné à créer une certaine forme de protection judiciaire dans l’intérêt particulier des habitants du territoire et dans l’intérêt général pour ce qui est du bon fonctionnement du régime international de tutelle; que cette protection judiciaire avait été prévue et existait parallèlement aux diverses dispositions prévoyant la surveillance et le contrôle administratifs par le moyen du Conseil de tutelle, de ses missions de visite, des auditions de pétitionnaires, et par l’action de l’Assemblée générale; que tout Membre des
La Cour ne saurait admettre que, dans ces conditions, la protection judiciaire qui, d’après le demandeur, aurait existé dans le cadre du régime de tutelle ait été seule à survivre alors que tous les éléments concomitants auxquels elle se rattachait avaient disparu. En conséquence, la République du Cameroun n’aurait pas eu après le 1er juin 1961, date à laquelle l’accord de tutelle a pris fin et à laquelle la tutelle elle-même a été levée, le droit de demander à la Cour de se prononcer à ce stade sur des questions touchant aux droits des habitants de l’ancien territoire sous tutelle et à l’intérêt général quant au bon fonctionnement du régime de tutelle.
Tout au long de la procédure, la République du Cameroun a soutenu qu’elle demandait uniquement à la Cour de rendre un jugement déclaratoire énonçant que, avant l’expiration de l’accord de tutelle en ce qui concerne le Cameroun septentrional, le Royaume-Uni avait contrevenu aux dispositions de l’accord et que, si la requête était recevable et si la Cour avait compétence pour en connaître au fond, non seulement la Cour pourrait rendre un tel jugement déclaratoire, mais encore elle devrait le faire.
Au surplus, la Cour observe que, si, dans un jugement déclaratoire, elle définit une règle de droit international coutumier ou interprète un traité restant en vigueur, l’arrêt qu’elle rend demeure applicable dans l’avenir. Mais, en l’espèce, il existe un différend relatif à l’interprétation et à l’application d’un traité — l’accord de tutelle — qui a pris fin, qui n’est plus en vigueur; il n’y a plus aucune possibilité que ce traité fasse à l’avenir l’objet d’un acte d’interprétation ou d’application conforme à un jugement rendu par la Cour.
Dans son Interprétation des arrêts n°7 et 8 (Usine de Chorzów) (C.P.J.I., série A n" 13, p. 20), la Cour a dit:
« L’Arrêt n° 7 de la Cour est de la nature d’un jugement déclaratoire qui, selon son idée, est destiné à faire reconnaître une situation de droit une fois pour toutes et avec effet obligatoire entre les Parties, en sorte que la situation juridique ainsi fixée ne puisse plus être mise en discussion, pour ce qui est des conséquences juridiques qui en découlent. »
Le demandeur cherche néanmoins à minimiser l’importance des conséquences qu’aurait un arrêt de la Cour. Il a soutenu qu’il demandait simplement un énoncé du droit qui « constituerait... un témoignage vital pour le peuple camerounais ». Il a même demandé à la Cour de ne pas envisager les suites de son arrêt et, à cet égard, il a mentionné, la décision rendue par la Cour dans l’affaire Haya de la Torre, qui a été précédemment citée. Mais il y a une différence entre les cas où la Cour s’occupe de la manière dont sa décision sera exécutée ou de la probabilité de sa mise en œuvre et les cas où elle examine si l’arrêt, une fois rendu, sera susceptible d’application ou d’exécution à un moment quelconque de l’avenir.
Comme elle l’a dit dans l’affaire Haya de la Torre, la Cour ne saurait s’occuper de choisir entre les mesures pratiques qu’un État peut prendre pour se conformer à un arrêt. On peut admettre aussi, comme le conseil du demandeur l’a dit, qu’une fois l’arrêt rendu l’usage que la partie gagnante en fait est une question qui se pose sur le plan politique et non sur le plan judiciaire. Mais un tribunal n’a pas simplement pour fonction de fournir une base d’action politique alors qu’aucune question juridique concernant des droits effectifs n’est en jeu. Lorsque la Cour tranche un différend au fond, l’une ou l’autre partie ou les deux parties sont en fait à même de prendre des mesures visant le passé ou l’avenir, ou de
La Cour doit s’acquitter du devoir sur lequel elle a déjà appelé l’attention et qui consiste à sauvegarder sa fonction judiciaire. Qu’au moment où la requête a été déposée la Cour ait eu ou non compétence pour trancher le différend qui lui était soumis, il reste que les circonstances qui se sont produites depuis lors rendent toute décision judiciaire sans objet. La Cour estime dans ces conditions que, si elle examinait l’affaire plus avant, elle ne s’acquitterait pas des devoirs qui sont les siens.
La réponse à la question de savoir si la fonction judiciaire est en jeu peut, dans certains cas où cette question se pose, exiger d’attendre l’examen au fond. Mais, dans la présente affaire, il est déjà évident que la fonction judiciaire ne saurait être en jeu. Il ne servirait donc à rien d’entreprendre l’examen de l’affaire au fond pour aboutir à une décision qui, dans les circonstances sur lesquelles la Cour a déjà attiré l’attention, est inéluctable.
Pour les motifs qu’elle a énoncés, la Cour ne s’est pas crue obligée de se prononcer expressément sur les diverses conclusions du défendeur, sous la forme dans laquelle elles ont été présentées. La Cour constate que les limites qui sont celles de sa fonction judiciaire ne lui permettent pas d’accueillir, pour en décider avec autorité de chose jugée entre la République du Cameroun et le Royaume-Uni, les demandes qui lui ont été adressées par la requête dont elle a été saisie. Tout arrêt qu’elle pourrait prononcer serait sans objet.
Par ces motifs,
La Cour,
par dix voix contre cinq,
dit qu’elle ne peut statuer au fond sur la demande de la République fédérale du Cameroun.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le deux décembre mil neuf cent soixante-trois, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux
Déjà enregistré ?