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    Arrêt

    1.
    Le 10 septembre 2002, la République d’El Salvador (dénommée ci-après «El Salvador») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance datée du même jour, par laquelle, se référant à l’article 61 du Statut de la Cour et aux articles 99 et 100 de son Règlement, elle a saisi la Cour d’une demande en révision de l’arrêt rendu le 11 septembre 1992 par la Chambre chargée de connaître de l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (Et Salvador/Honduras ; Nicaragua (intervenant)) (C.I.J. Recueil 1992, p. 351).
    2.
    Conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut, le greffier a communiqué, le 10 septembre 2002, une copie certifiée conforme de la requête à la République du Honduras (dénommée ci-après le «Honduras»), Une copie de la requête a également été communiquée pour information à la République du Nicaragua, cet Etat ayant été autorisé à intervenir dans l’instance originelle en application de l’article 62 du Statut. Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut, tous les Etats admis à ester devant la Cour ont été informés de la requête.
    3.
    Dans sa requête, El Salvador, se référant au paragraphe 1 de l’article 100 du Règlement, a prié la Cour « de constituer une chambre appelée à connaître de la demande en révision de l’arrêt en tenant compte des dispositions arrêtées d’un commun accord par El Salvador et le Honduras dans le compromis du 24 mai 1986».
    4.
    Les Parties, dûment consultées par le président de la Cour le 6 novembre 2002, ont fait savoir qu’elles souhaitaient la formation d’une nouvelle chambre de cinq membres, dont deux juges ad hoc à désigner par elles, conformément au paragraphe 3 de l’article 31 du Statut. Par lettre du 7 novembre 2002, l’agent d’El Salvador a notifié à la Cour la désignation par son gouvernement de S. Exc. M. Felipe H. Paolillo pour siéger en qualité de juge ad hoc; et par lettre du 18 novembre 2002, l’agent du Honduras a notifié à la Cour la désignation par son gouvernement de M. Santiago Torres Bernárdez pour siéger en qualité déjugé ad hoc.
    5.
    Par ordonnance du 27 novembre 2002, la Cour, agissant en vertu de l’article 26, paragraphe 2, de sort Statut et de l’article 17 de son Règlement, a décidé d’accéder à la demande des Parties tendant à ce qu’une chambre spéciale soit constituée pour connaître de l’affaire; elle a déclaré que, le 26 novembre 2002, M. Guillaume, président, et MM. Rezek et Buergenthal, juges, avaient été élus pour former, avec les juges ad hoc susmentionnés, la Chambre qui serait saisie de l’affaire, et qu’en conséquence ladite Chambre, ainsi composée, avait été dûment constituée en vertu de cette ordonnance. Conformément au paragraphe 2 de l’article 18 du Règlement, il est revenu à M. Guillaume, qui assurait les fonctions de président de la Cour au moment de la constitution de la Chambre, de présider la Chambre.
    6.
    Par la même ordonnance, la Cour, conformément aux articles 92, paragraphe 2, et 99, paragraphe 2, de son Réglement, a fixé au 1er avril 2003 la date d’expiration du délai pour le dépôt des observations écrites du Honduras sur la recevabilité de la requête, la suite de la procédure étant réservée.
    7.
    Le 1er avril 2003, dans le délai qui lui avait été prescrit, le Honduras a déposé au Greffe ses observations écrites sur la recevabilité de la requête d’El Salvador.
    8.
    Par lettre du 8 avril 2003, l’agent d’El Salvador, se référant aux observations écrites du Honduras, a fait valoir que celui-ci avait soumis des documents nouveaux et des arguments y relatifs, qui appelaient une réponse de la part d’El Salvador, accompagnée de la documentation nécessaire, et a demandé à cette fin que son gouvernement puisse présenter des documents nouveaux. Par lettre du 24 avril 2003, le coagent du Honduras s’est opposé à cette demande. A la suite d’une réunion tenue par le président de la Chambre avec les agents des Parties le 28 avril 2003, la Chambre a décidé que le dépôt de pièces écrites additionnelles n’était pas nécessaire en l’espèce, que la procédure écrite était en conséquence close et que, si El Salvador désirait présenter des documents nouveaux, sa demande serait par suite examinée selon la procédure prévue à l’article 56 du Règlement. Le greffier a porté cette décision à la connaissance des Parties par lettres du 8 mai 2003.
    9.
    Par lettre du 23 juin 2003, El Salvador a sollicité l’autorisation de produire des documents nouveaux en application des dispositions de l'article 56 du Règlement. Ces documents, déposés au Greffe le même jour, ont été communiqués au Honduras, ainsi qu’il est prévu au paragraphe 1 du meme article. Par lettre du 10 juillet 2003, le Honduras a informé la Chambre qu’il s’opposait à la production de ces documents. El Salvador et le Honduras ont été autorisés à présenter de nouvelles observations sur la question, ce qu’ils ont fait, respectivement, par lettre du 17 juillet 2003 et par lettre du 24 juillet 2003. Après avoir pris connaissance des vues ainsi exprimées par les Parties, la Chambre a décidé, conformément au paragraphe 2 de l’article 56 du Règlement, de n’autoriser la production que de certains des documents déposés par El Salvador. La Chambre a en outre constaté qu’un nouveau document joint aux observations soumises par le Honduras le 10 juillet 2003 ne pouvait être produit qu’en vertu de cette même disposition du Règlement, et a décidé de ne pas en autoriser la production. Par lettres du 29 juillet 2003, le greffier adjoint a porté ces décisions à la connaissance des Parties, qui ont été informées que le Honduras, conformément au paragraphe 3 de l’article 56, était autorisé à présenter, le 19 août 2003 au plus tard, des observations sur les documents d’El Salvador dont la production avait été permise par la Chambre, et à produire des documents à l’appui de ses observations. Le 19 août 2003, dans le délai ainsi fixé, le Honduras a déposé au Greffe de telles observations, ainsi que quatre documents à l’appui de celles-ci..
    10.
    Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 du Règlement, la Chambre, après s’être renseignée auprès des Parties, a décidé de rendre accessibles au publie, à l’ouverture de la procédure orale, des exemplaires des observations écrites du Honduras sur la recevabilité de la requête d’El Salvador et des documents annexés auxdites observations, ainsi que des documents nouveaux ultérieurement produits par les Parties avec l'accord de la Chambre.
    11.
    Des audiences ont été tenues les 8, 9, 10 et 12 septembre 2003, au cours desquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses :

    Pour El Salvador: S. Exc. M™ Maria Eugenia Brizuela de Âvila,

    M. Maurice Mendelson,

    M. Antonio Remiro Brotôns,

    M. Gabriel Mauricio Gutiérrez Castro.

    Pour le Honduras: S. Exc. M. Carlos López Contreras,

    M. Pierre-Marie Dupuy.

    M. Richard Meese,

    M. Carlos Jiménez Piernas,

    M. Luis ignacio Sanchez Rodriguez,

    M, Philippe Sands.

    12.
    Dans la requête, les demandes ci-après ont été formulées par El Salvador:

    «Pour tous les motifs ci-dessus, la République d’El Salvador prie la Cour:

    a) de constituer une chambre appelée à connaître de la demande en révision de l’arrêt en tenant compte des dispositions arrêtées d’un commun accord par El Salvador et le Honduras dans le compromis du 24 mai 1986;

    b) de déclarer recevable la demande de la République d'El Salvador au motif qu’il existe des faits nouveaux ayant les caractères qui, aux termes de l’article 61 du Statut de la Cour, donnent ouverture à la révision de l’arrêt ; et

    c) de procéder, une fois la demande déclarée recevable, à la révision de l’arrêt du 11 septembre 1992 aux fins de déterminer dans un nouvel arrêt la ligne frontière dans le sixième secteur en litige de la frontière terrestre entre El Salvador et le Honduras dont le tracé sera le suivant :

    «A partir de Pancienné embouchure de la rivière Goascorán dans le bras de mer connu sous le nom d’Estero La Cutù, dont les coordonnées sont 13° 22'00" de latitude nord et 87° 41/25" de longitude ouest, la frontière suit l’ancien cours de la rivière Goascorán sur une distance de 17 300 mètres jusqu’au lieu-dit Rompiciôn de los Amates, dont les coordonnées sont 13° 26' 29" de latitude nord et 87° 43'25" de longitude ouest, et qui est l’endroit ou la rivière Goascorán a changé de cours. ». »

    13.
    Dans ses observations écrites, la conclusion ci-après a été présentée par le Honduras :

    «Au vu des faits et arguments exposés ci-dessus, le Gouvernement de la République du Honduras prie la Chambre de déclarer irrecevable la demande en révision présentée le 10 septembre 2002 par El Salvador.»

    14.
    Dans la procédure orale, les conclusions finales ci-après ont été présentées par les Parties :

    Au nom du Gouvernement de la République d’El Salvador,

    « La République d’El Salvador prie respectueusement la Chambre, rejetant toutes revendications et conclusions contraires :

    1. de dire et juger que la demande de la République d’El Salvador est recevable au motif qu'il existe des faits nouveaux qui, par leur nature, donnent ouverture à la révision de l’arrêt aux termes de l’article 61 du Statut delà Cour ; et

    2. de procéder, une fois la demande déclarée recevable, à la révision de l’arrêt du 11 septembre 1992 aux fins de déterminer dans un nouvel arrêt la ligne frontière dans le sixième secteur en litige de la frontière terrestre entre El Salvador et le Honduras dont le tracé sera le suivant :

    «A partir de l’ancienne embouchure de la rivière Goascorán à l’entrée du bras connu sous le nom d’Estero La Cutù, dont les coordonnées sont 13° 22'00" de latitude nord et 87° 4L 25" de longitude ouest, la frontière suit l’ancien lit de la rivière Goascorán sur une distance de 17 300 mètres en amont jusqu’au lieu-dit Rompiciôn de Los Amates, dont les coordonnées sont 13° 26'29" de latitude nord et 87°43'25" de longitude ouest, et qui est l’endroit où la rivière Goascorán a changé de cours. ». »

    Au nom du Gouvernement de la République du Honduras,

    « Au vu des faits et arguments exposés ci-dessus, le Gouvernement de la République du Honduras prie la Chambre de déclarer irrecevable la demande en révision présentée le 10 septembre 2002 par El Salvador.»

    16.
    El Salvador a présenté à la Cour une demande en révision de l’arrêt de 1992 au sujet du sixième secteur de la frontière terrestre situé entre Los Amates et le golfe de Fonseca. Au cours de l’instance originelle, le Honduras avait soutenu que, dans ce secteur, « la frontière suivait] le cours actuel de la rivière [Goascorán], qui se jette dans le golfe au nord-ouest des Islas Ramaditas dans la baie de La Union». De son côté, El Salvador avait affirmé que la frontière était au contraire définie par « un cours antérieur suivi par la rivière et que cet ancien cours, abandonné ensuite par la rivière, [pouvait] être reconstitué et aboutissait] dans le golfe à Estero La Cutù» (arrêt, par. 306). Dans l’arrêt dont la révision est à présent sollicitée, la Chambre, statuant à l’unanimité, a fait droit aux conclusions du Honduras (arrêt, par. 321, 322 et 430).
    17.
    Dans sa demande en révision de l’arrêt de 1992, El Salvador se fonde sur l’article 61 du Statut, selon lequel :

    « 1. La révision de l’arrêt ne peut être éventuellement demandée à la Cour qu’en raison de la découverte d’un fait de nature à exercer une influence décisive et qui, avant le prononcé de l’arrêt, était inconnu de la Cour et de la partie qui demande la révision, sans qu’il y ait, de sa part, faute à l’ignorer.

    2. La procédure de révision s’ouvre par un arrêt de la Cour constatant expressément l’existence du fait nouveau, lui reconnaissant les caractères qui donnent ouverture à la révision, et déclarant de ce chef la demande recevable.

    3. La Cour peut subordonner l’ouverture de la procédure en révision à l’exécution préalable de l’arrêt.

    4. La demande en révision devra être formée au plus tard dans le délai de six mois après la découverte du fait nouveau.

    5. Aucune demande de révision ne pourra être formée après l’expiration d’un délai de dix ans à dater de l’arrêt.»

    18.
    Aux termes de l’article 61 du Statut, la procédure en révision s’ouvre par un arrêt de la Cour déclarant la demande recevable pour les motifs envisagés par le Statut; l’article 99 du Règlement de la Cour prévoit expressément une procédure sur le fond au cas où, dans son premier arrêt, la Cour aurait déclaré la demande recevable.

    Le Statut et le Règlement de la Cour organisent ainsi une «procédure en deux temps». Dans un premier temps, la procédure relative à la demande en révision d’un arrêt de la Cour doit être «limité[e] à la question de sa recevabilité» (Demande en révision et en interprétation de l'arrêt du 24 février 1982 en l’affaire du Plateau continental (Tunisie/ Jamahiriya arabe libyenne) (Tunisie c. Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 197, par. 8 et 10; Demande en révision, de l’arrêt du 11 juillet 1996 en l’affaire relative à /'Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie c. Bosnie-Herzégovine), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 11, par. 15).

    19.
    La décision de la présente Chambre doit donc, à ce stade, se limiter à la question de savoir si la requête d’El Salvador satisfait aux conditions prévues par le Statut. Selon l’article 61, ces conditions sont les suivantes:

    a) la demande doit être fondée sur la «découverte» d’un «fait»;

    b) le fait dont la découverte est invoquée doit être « de nature à exercer une influence décisive » ;

    c) ce fait doit, avant le prononcé de l’arrêt, avoir été inconnu de la Cour et de la partie qui demande la révision ;

    d) il ne doit pas y avoir eu «faute» à ignorer le fait en question; et

    e) la demande en révision doit avoir été «formée au plus tard dans le délai de six mois après la découverte du fait nouveau» et avant l’expiration d’un délai de dix ans à dater de l’arrêt.

    20.
    La Chambre observe enfin qu’« une requête en révision ne peut être admise que si chacune des conditions prévues à l’article 61 est remplie. Si l’une d’elles fait défaut, la requête doit être écartée. » (Demande en révision de l’arrêt du 11 juillet 1996 en l'affaire relative à /'Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie c. Bosnie-Herzégovine), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p, 12, par. 17.)
    21.
    A titre liminaire, El Salvador semble cependant soutenir qu’il n’y aurait pas lieu pour la Chambre d’examiner si les conditions de l’article 61 du Statut sont remplies. En effet, d’après le demandeur,

    « [l]e Honduras a reconnu implicitement la recevabilité de la requête d’El Salvador lorsque, par lettre datée du 29 octobre 2002, il a fait connaître au président de la Cour sa volonté de demander à celle-ci, conformément au paragraphe 3 de l’article 61 du Statut, de subordonner la recevabilité de la demande en révision à l’exécution préalable de l’arrêt de 1992».

    Selon El Salvador, «le pas en arrière effectué par le Honduras dans sa lettre du 24 juillet 2003», par laquelle il décidait de ne pas demander l’exécution préalable de l’arrêt, «ne diminue en rien, voire confirme la reconnaissance de la recevabilité » de la requête. La Chambre est par suite invitée à « dire et juger eu conséquence ».

    22.
    La Chambre relèvera tout d’abord que, dans sa lettre du 29 octobre 2002, le Honduras avait informé le président de la Cour qu’il «demanderait] à la Cour de subordonner... l’ouverture de la procédure en révision à l’exécution préalable de l’arrêt» et que par la suite il «soumettrait] une demande formelle » à ce sujet. Toutefois, le Honduras n’a jamais présenté une telle demande et, dans ses observations du 24 juillet 2003 (voir paragraphe 9 ci-dessus), il a précisé qu’il avait «décidé, à la réflexion, de ne pas demander à la Chambre l’exécution préalable de l’arrêt ». Le comportement du Honduras ne saurait par suite être interprété comme impliquant une acceptation tacite de la demande en révision d’El Salvador.

    En outre, le paragraphe 3 de l’article 61 du Statut et le paragraphe 5 de l’article 99 du Règlement donnent à la Cour la possibilité de subordonner à tout moment l’ouverture de la procédure en révision à l’exécution préalable de l’arrêt dont la révision est sollicitée; dès lors et même si le Honduras avait présenté à la Cour une demande d’exécution préalable sans attendre la décision de la Chambre sur la recevabilité de la requête d’El Salvador, cette demande n’aurait nullement impliqué la reconnaissance de la recevabilité de ladite requête.

    Enfin, la Chambre observera qu’en tout état de cause, et quelle que puisse être l’attitude des parties en ce qui concerne la recevabilité d’une demande en révision, il appartient à la Cour, dès lors qu’elle est saisie d’une telle demande, de vérifier si les conditions de recevabilité fixées par l’article 61 du Statut sont remplies. La voie de la révision ne saurait être ouverte du seul consentement des parties; elle l’est uniquement lorsque les conditions de l’article 61 sont réunies.

    23.
    Pour bien situer les thèses présentées aujourd’hui par El Salvador, il convient de récapituler dès l’abord une partie des motifs de l'arrêt de 1992, en ce qui concerne le sixième secteur de la frontière terrestre.

    El Salvador reconnaissait, devant la Chambre saisie de l’affaire originelle, que la rivière Goascorán avait été adoptée comme limite provinciale à l’époque de la colonisation espagnole. Il exposait cependant que,

    «à partir d’un certain moment, [le Goascorán] a[vait] brusquement changé de cours pour couler à l’endroit où se situe son cours actuel. A partir de là, l’argument de droit d’El Salvador [était] que, lorsqu’une frontière est constituée par le cours d’une rivière et que le cours de celle-ci quitte soudainement l’ancien lit pour un autre, ce phénomène d’« avulsion » ne modifie pas le tracé de la frontière, qui continue de suivre l’ancien cours. » (Par. 308).

    Telle aurait été la règle tant en droit colonial espagnol qu’en droit international. Ainsi, selon El Salvador, la frontière entre les deux Etats devait être fixée non sur le cours actuel de la rivière débouchant dans la baie de La Union, mais sur l’« ancien cours, abandonné ensuite par la rivière», probablement au cours du XVIIe siècle, et débouchant dans l’Estero La Cutú (par. 306 et 311).

    24.
    Après avoir exposé cette argumentation d’El Salvador, la Chambre, dans son arrêt du 11 septembre 1992, a précisé n’avoir pas «été informée de l’existence de documents établissant un changement aussi brusque du cours de la rivière » (par, 308), Elle a ajouté que, « s’il était démontré à la Chambre que le cours du fleuve était auparavant aussi radicalement différent de ce qu’il est actuellement, on pourrait alors raisonnablement en déduire qu’il y a eu avulsion» (par. 308). La Chambre a cependant observé qu’«[i]l n’exist[ait] aucun élément scientifique prouvant que le cours antérieur du Goascorán était tel qu’il débouchait dans l’Estero La Cutú» ou dans un autre bras de mer avoisinant (par. 309). Elle n’a pas pris parti sur les conséquences d’une avulsion éventuelle, survenue avant ou après 1821, sur les limites provinciales ou sur les frontières interétatiques en droit colonial espagnol ou en droit international.

    La Chambre a poursuivi en jugeant «qu’il faut rejeter toute affirmation d’El Salvador selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la rivière aurait quitté à un moment quelconque avant 1821. Il s’agit là d’une prétention nouvelle et incompatible avec l’historique du différend.» (Par. 312.) Dans cette perspective, la Chambre a notamment relevé qu’à plusieurs reprises, en particulier lors des négociations de Saco entre les deux Etats en 1880, El Salvador avait adopté un comportement excluant toute «revendication... selon laquelle la frontière de 1821 n’était pas le cours suivi en 1821 par la rivière, mais un cours plus ancien, conservé comme limite provinciale par une disposition du droit colonial » (par, 312).

    La Chambre a ensuite examiné « les éléments de preuve qui lui [avaient] été soumis au sujet du cours suivi par le Goascorán en 1821» (par. 313). Elle a notamment étudié une «carte marine (qualifiée de «Carta Esférica») du golfe de Fonseca, établie par le commandant et les navigateurs du brick ou brigantin El Activo, qui en 1794, sur instructions du vice-roi du Mexique, a[vait] entrepris l’étude hydrographique du golfe» (par. 314). Elle a noté que sur cette carte l’embouchure du Goascorán était «tout à fait incompatible avec l’ancien cours de la rivière dont parle El Salvador, et à vrai dire avec tout autre cours que le cours actuel» (par. 314). La Chambre a conclu que, «au vu du compte rendu de l’expédition de 1794 et de la «Carta Esférica», on ne [pouvait] guère douter qu’en 1821 le Goascorán coulait déjà là où se trouve son cours actuel» (par. 316).

    Enfin, après avoir examiné divers autres arguments d’El Salvador qu’il n’y a pas lieu de rapporter ici, «la Chambre a conclu que la frontière suit le cours actuel du Goascorán» (par. 319) et a précisé le tracé de celle-ci dans l'embouchure du fleuve (par. 320-322).

    25.
    Dans sa demande en révision, El Salvador, agissant sur la base de l’article 61 du Statut, se prévaut de faits qu’il considère comme nouveaux au sens de cette disposition; ceux-ci concernent d’une part l’avulsion de la rivière Goascorán et d’autre part la «Carta Esférica» et le compte rendu de l’expédition d’El Activo de 1794.
    26.
    El Salvador affirme en premier lieu détenir des éléments de preuve scientifiques, techniques et historiques qui démontreraient que, contrairement à ce qui, selon lui, aurait été jugé par la Chambre, le Goascorán avait dans le passé changé de lit et que ce changement était survenu brutalement, probablement à la suite d’un cyclone qui aurait eu lieu en 1762.

    A l’appui de cette allégation, El Salvador soumet à la Chambre un rapport en date du 5 août 2002 intitulé Géologic, Hydrologie and Historié Aspects of the Goascorán Delta — A Basis for Boundary Détermination, Il produit également une étude qu’il a entreprise en 2002 « afin de retrouver des vestiges du lit initial de la rivière Goascorán et recueillir des renseignements supplémentaires sur le comportement hydrographique de la rivière ». Il se réfère enfin à divers ouvrages, et tout particulièrement à la Geografia de Honduras d’Ulises Meza Câlix, publiée en 1916, et à la Monografîa del Depariamento de Valle, rédigée sous la direction de Bernardo Galindo y Galindo et publiée en 1934.

    27.
    El Salvador estime que des éléments de preuve peuvent constituer des «faits nouveaux» au sens de l’article 61 du Statut. A cet égard, il s’appuie sur les travaux préparatoires de la disposition du Statut de la Cour permanente de Justice internationale, sur laquelle est calqué l’article 61, qui confirmeraient qu’un document peut être considéré comme un «fait nouveau». Il invoque également une sentence arbitrale rendue les 7 août et 25 septembre 1922 par le Tribunal arbitral mixte franco-allemand dans l’affaire Heim et Chamant c. Etat allemand, qui aurait, selon lui, reconnu que des éléments de preuve peuvent constituer «des faits».

    El Salvador soutient en outre que les éléments de preuve qu’il avance aujourd’hui permettent d’établir l’existence d’un ancien lit du Goascorán débouchant dans l’Estero La Cutú, ainsi que l’avulsion de la rivière au milieu du XVIIIe siècle, ou à tout le moins de regarder une telle avulsion comme plausible. Il s’agirait là encore de «faits nouveaux» au sens de l’article 61.

    28.
    Les faits ainsi exposés auraient selon El Salvador un caractère décisif. Il soutient en effet que l’arrêt de 1992 fonde ses considérations et conclusions sur l’exclusion d’une avulsion qui, selon la Chambre, n’a pas été prouvée. Or, cette avulsion ne relèverait plus aujourd’hui de la spéculation. Il s’agirait d’un fait établi qui s’est produit réellement. Compte tenu du droit colonial espagnol, les limites provinciales seraient, en dépit de l’avulsion, restées sans changement jusqu’en 1821. Et El Salvador de conclure que, contrairement à ce qu’a jugé la Chambre en 1992, la frontière née de l'uti possidetis juris devrait dès lors suivre ces limites et non le nouveau cours du Goascorán.
    29.
    El Salvador soutient enfin que, compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, en particulier de la «violente guerre civile [qui] ravageait El Salvador pendant presque toute la période entre 1980 et le prononcé du jugement du 11 septembre 1992», il n’y avait pas faute de sa part à ignorer les différents faits nouveaux qu’il avance aujourd’hui en ce qui concerne le cours du Goascorán.

    Il expose notamment que les études scientifiques et techniques qu’il produit n’avaient pu être réalisées auparavant, compte tenu tant de l’état des sciences et des techniques en 1992 que de la situation politique prévalant à l’époque dans le sixième secteur de la frontière, et de manière plus générale au Salvador et dans la région. Quant aux publications mentionnées ci-dessus (voir paragraphe 26), El Salvador avance qu’il n’a pu avoir « accès aux documents qui se trouvent dans les archives nationales du Honduras et, malgré tous les efforts qu’[il] a déployés à cette fin, [il] n’a pas pu les trouver dans les archives d’autres Etats auxquelles [il] a eu accès ».

    30.
    El Salvador conclut de ce qui précède que, les diverses conditions fixées par l’article 61 du Statut étant remplies, la demande en révision fondée sur l’avulsion de la rivière Goascorán est recevable.
    31.
    Le Honduras, pour sa part, allègue que, s’agissant de l’application de l’article 61 du Statut, c’est «une jurisprudence bien établie qu’il y a une distinction de nature entre les faits allégués et les preuves avancées pour vérifier leur réalité et que, seule, la découverte des premiers ouvre droit à révision du procès ». Il cite à cet égard l’avis consultatif rendu le 4 septembre 1924 par la Cour permanente de Justice internationale au sujet de l’affaire du Monastère de Saint-Naoum. Un «fait» ne peut, selon le Honduras, «inclure des éléments de preuve présentés à l’appui d’un argument, d’une affirmation ou d’une allégation». Dès lors, les éléments de preuve présentés par El Salvador ne sauraient ouvrir droit à révision.

    Le Honduras ajoute qu’El Salvador n’a pas démontré l’existence d’un fait nouveau qu’il aurait découvert depuis 1992 «attestant que la rivière Goascorán aurait auparavant suivi un lit ancien débouchant dans l’Estero La Cutú ou qu’un processus d’« avulsion» aurait eu lieu, ou qu’il se serait produit à telle ou telle date». En réalité, El Salvador solliciterait «une interprétation nouvelle de faits connus antérieurement» et inviterait la Chambre à opérer une «véritable ré formation» de l’arrêt de 1992.

    32.
    Le Honduras soutient en outre que les faits avancés par El Salvador, à les supposer nouveaux et établis, ne sont pas de nature à exercer une influence décisive sur l’arrêt de 1992. En effet, selon le Honduras, «les éléments présentés par El Salvador sur ce sujet sont sans rapport avec la détermination des faits sur laquelle repose la décision» prise alors par la Chambre. Cette décision serait fondée exclusivement sur la constatation que, «à partir de 1880, pendant les négociations de Saco, et jusqu’en 1972, El Salvador avait considéré que la frontière suivait le cours de la rivière tel qu’il était en 1821 ». La Chambre aurait sur ce seul terrain écarté au paragraphe 312 de son arrêt la prétention d’El Salvador «selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la rivière aurait quitté à un moment quelconque avant 1821», en y voyant «une prétention nouvelle et incompatible avec l’historique du différend». Peu importerait dès lors, d’après le Honduras, qu’il y ait eu ou non avulsion. Cette dernière serait sans rapport avec la ratio decidendi de la Chambre.
    33.
    Le Honduras estime enfin qu’il y a eu faute de la part d’El Salvador à ignorer en 1992 les faits dont il se prévaut dans la présente instance à l’appui de sa thèse sur l’avulsion. El Salvador n’aurait «jamais prouvé qu’il avait épuisé — ni même initié — les moyens qui lui auraient permis d’avoir la connaissance diligente des faits qu’il allègue aujourd’hui». De l’avis du Honduras, El Salvador aurait pu avant 1992 faire procéder aux études scientifiques et techniques, comme aux recherches historiques sur lesquels il s’appuie maintenant.
    34.
    Le Honduras conclut de ce qui précède que, les diverses conditions fixées par l’article 61 du Statut n’étant pas remplies, la demande en révision fondée sur l’avulsion de la rivière Goascorán n’est pas recevable.
    35.
    Les Parties discutent enfin de la question de savoir si la demande en révision a bien été formée dans le délai de six mois fixé au paragraphe 4 de l’article 61 du Statut. Elles reconnaissent en revanche que cette demande a bien été présentée dans le délai de dix ans prévu au paragraphe 5 du même article, à savoir une journée avant l’expiration de ce délai. Le Honduras n’en soutient pas moins que, en procédant de la sorte, le demandeur a fait preuve de mauvaise foi procédurale, ce que nie El Salvador.
    36.
    Passant à l’examen des conclusions présentées par El Salvador en ce qui concerne l’avulsion du Goascorán, la Chambre rappellera qu’une demande en révision n’est recevable que si chacune des conditions prévues à l’article 61 est remplie, et que si l’une d’elles fait défaut, la requête doit être écartée; en l’espèce, elle commencera par rechercher si les faits allégués, à les supposer nouveaux, sont de nature à exercer une influence décisive sur l’arrêt de 1992.
    37.
    A cet égard, il convient de rappeler dès l’abord les considérations de principe sur lesquelles la Chambre saisie de l’affaire originelle s’est fondée pour statuer sur les différends opposant les deux Etats dans six secteurs de leur frontière terrestre.

    Cette frontière devait, selon la Chambre, être déterminée « par application du principe généralement accepté en Amérique espagnole de l'uti possidetis juris, en vertu duquel les frontières devaient correspondre aux limites administratives coloniales» (par. 28). La Chambre n’en a pas moins relevé que «la situation résultant de l’uti possidetis juris [pouvait] être modifiée par une décision d’un juge et par un traité». Elle en a déduit que «la question se pos[ait] alors de savoir si elle [pouvait] être modifiée d’autres manières, par exemple par un acquiescement ou une reconnaissance». Elle a conclu que

    «[i]l n’y a semble-t-il aucune raison, en principe, pour que ces facteurs n’entrent pas en jeu, lorsqu’il y a assez de preuves pour établir que les parties ont en fait clairement accepté une variante, ou tout au moins une interprétation, de la situation résultant de l’uti possidetis juris» (par. 67).

    Appliquant ces principes au premier secteur de la frontière terrestre, la Chambre a estimé que dans ce secteur «[l]a situation était susceptible d’être modifiée par acquiescement au cours de la longue période qui s’[était] écoulée» depuis le début du XIXe siècle. Elle a ajouté que, quelles qu’aient pu être les limites administratives coloniales, «la conduite du Honduras, de 1881 à 1972, [pouvait] être considérée comme équivalant à un acquiescement» à une partie de la frontière revendiquée dans ce secteur par El Salvador (par. 80).

    38.
    La Chambre a procédé de manière analogue en ce qui concerne le sixième secteur aux paragraphes 306 à 322 de son arrêt. Après avoir identifié au paragraphe 306 l’objet du différend dans ce secteur, la Chambre a tout d’abord rappelé

    «qu’au cours de la période coloniale une rivière appelée Goascorán constituait la limite entre deux divisions administratives de la capitainerie générale du Guatemala : la province de San Miguel et l’Alcaldia Mayor de Minas de Tegucigalpa» (par. 307).

    Les Parties s’accordaient pour dire qu’en 1821 El Salvador avait succédé au territoire de la province de San Miguel. En revanche, elles s’opposaient sur la question de savoir si l’Alcaldia Mayor de Tegucigalpa était passée ou non an Honduras. La Chambre a sur ce point tranché en faveur de ce dernier (ibid.).

    La Chambre a ensuite procédé à l’examen de « [l]a prétention d’El Salvador selon laquelle la frontière de l’uti possidetis juris [était] constituée par un lit antérieur du Goascorán». A cet égard, elle a relevé ce qui suit:

    «[cette prétention] est subordonnée, du point de vue des faits, à l’affirmation suivante: anciennement, le Goascorán coulait à cet endroit et, à partir d’un certain moment, il a brusquement changé de cours pour couler à l’endroit où se situe son cours actuel. A partir de là, l'argument de droit d’El Salvador est que, lorsqu’une frontière est constituée par le cours d’une rivière et que le cours de celle-ci quitte soudainement l’ancien lit pour un autre, ce phénomène d’«avulsion» ne modifie pas le tracé de la frontière, qui continue de suivre l’ancien cours.» (Par. 308.)

    La Chambre a ajouté qu’elle

    «n’a[vait] pas été informée de l’existence de documents établissant un changement aussi brusque du cours de la rivière, mais [que] s’il était démontré à la Chambre que le cours du fleuve était auparavant aussi radicalement différent de ce qu’il [était] actuellement, on pourrait alors raisonnablement en déduire qu’il y a eu avulsion» (ibid.).

    Poursuivant l’examen de l'argumentation d’El Salvador, la Chambre a cependant noté que

    «[i]l n’exist[ait] aucun élément scientifique prouvant que le cours antérieur du Goascorán était tel qu’il débouchait dans l’Estero La Cutù... et non dans l’un quelconque des autres bras de mer avoisinants de la côte, par exemple l’Estero El Coyol» (par. 309).

    Passant à l’examen en droit de la thèse d’El Salvador sur l’avulsion du Goascorán, la Chambre a relevé qu’El Salvador «laissait] entendre qu’en fait le changement s’[était] produit au XVIIe siècle» (par. 311). Elle a conclu que, « [d]ans ces conditions, ce que le droit international peut avoir à dire au sujet de la question du déplacement des cours d’eau qui constituent des frontières n’a plus d’intérêt: le problème se pose principalement du point de vue du droit colonial espagnol» (par. 311).

    Au terme de cet examen de l'argumentation d’El Salvador sur l’avulsion du Goascorán, la Chambre n’a pris parti ni sur l’existence d’un cours antérieur du Goascorán pouvant déboucher dans l’Estero La Cutú, ni sur l’avulsion éventuelle de cette rivière, ni à fortiori sur la date d’une telle avulsion ou ses conséquences juridiques. Elle s’est bornée à tracer le cadre dans lequel elle aurait pu éventuellement prendre parti sur ces divers points.

    39.
    A partir du paragraphe 312 de l’arrêt, la Chambre s’est placée sur un autre terrain. Elle indique dès l’abord de manière lapidaire les conclusions auxquelles elle est parvenue, puis fournit les motifs de ces conclusions. Selon la Chambre en effet, «il faut rejeter toute affirmation d’El Salvador selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la rivière aurait quitté à un moment quelconque avant 1821. Il s’agit là d’une prétention nouvelle et incompatible avec l’historique du différend. » (Par. 312.)

    Puis la Chambre a relevé que «(l]'affirmation précise selon laquelle la frontière devait suivre un cours abandonné par le Goascorán a été faite pour la première fois au cours des négociations d’Antigua en 1972» (par. 312). Elle a également cité un extrait du procès-verbal des négociations qui avaient eu lieu entre les deux Etats à Saco en 1880, selon lequel les deux délégués avaient convenu «de reconnaître» la rivière Goascorán «comme étant la frontière entre les deux Républiques, à partir de son embouchure, dans le golfe de Fonseca, baie de la Union, en amont, en direction nord-est...» (ibid.). La Chambre a observé qu’interpréter dans le texte «les mots «rivière Goascorán» comme désignant une limite coloniale espagnole qui, en 1821, suivait un cours de la rivière abandonné depuis longtemps par celle-ci serait hors de question» (ibid.). Elle a ajouté que des considérations analogues étaient applicables aux conditions dans lesquelles avaient eu lieu en 1884 d’autres négociations (par. 317).

    Ayant abouti sur ces bases à la conclusion que la frontière en 1821 suivait le cours du Goascorán à cette date, la Chambre est passée à l’examen des éléments de preuve qui lui avaient été soumis au sujet de ce cours (par. 313 et suiv.), éléments qui seront examinés ultérieurement (voir paragraphe 50 ci-après).

    40.
    Il ressort de ces développements que, si la Chambre a écarté en 1992 les prétentions d’El Salvador selon lesquelles la frontière de 1821 ne suivait pas le cours de la rivière à cette dernière date, elle l’a fait en se fondant sur le comportement de cet Etat durant le XIXe siècle. En d’autres termes, la Chambre, appliquant la règle générale qu’elle avait posée au paragraphe 67 de son arrêt, a procédé au paragraphe 312 en ce qui concerne le sixième secteur de la frontière terrestre en usant d’un raisonnement analogue à celui qu’elle avait adopté au paragraphe 80 pour le premier secteur. Dans le sixième secteur, ce raisonnement a conduit la Chambre à accueillir les conclusions du Honduras, tandis que, dans le premier secteur, il s’était révélé favorable aux thèses d’El Salvador.

    En définitive, il importe peu qu’il y ait eu ou non avulsion du Goascorân. Même si cette avulsion était aujourd’hui prouvée et même si l’on devait en tirer les conséquences de droit qu’en tire El Salvador, de telles constatations ne permettraient pas de remettre en cause la décision prise par la Chambre en 1992 sur une tout autre base. Les faits avancés à cet égard par El Salvador sont sans «influence décisive» sur l’arrêt dont il sollicite la révision. Au vu de l’arrêt de 1992, la Chambre ne peut que le constater, indépendamment des positions prises sur ce point par les Parties au cours de la présente procédure.

    41.
    A l’appui de sa demande en révision, El Salvador se prévaut d’un second «fait nouveau», à savoir la découverte dans l'Ayer Collection de la Newberry Library de Chicago d’une nouvelle copie de la «Carta Esférica» et d’une nouvelle copie du compte rendu de l’expédition d’El Activo s’ajoutant aux copies du Musée naval de Madrid auxquelles la Chambre s’était référée aux paragraphes 314 et 316 de son arrêt (voir paragraphe 24 ci-dessus).

    El Salvador expose qu’en 1992 la Chambre ne disposait que des copies de ces documents provenant de Madrid et produites par le Honduras. C’est sur la base de ces copies que la Chambre aurait décidé du «point dans lequel le Goascorán débouchait dans le golfe» et du tracé de la frontière.

    Or, selon El Salvador, les documents découverts à Chicago diffèrent sur plusieurs points importants de ceux de Madrid. Il soutient que:

    «[l]’existence de plusieurs versions de la «Carta Esférica» et du compte rendu de l’expédition d’El Activo dans le golfe de Fonseca, les différences entre ces versions ainsi que les anachronismes qui leur sont communs portent atteinte à la valeur probante que la Chambre a accordée aux documents produits par le Honduras et qui joue un rôle central dans l’arrêt [de 1992]».

    Cette valeur serait en outre d’autant plus problématique que les documents de Madrid n’ont bénéficié d’aucune reconnaissance officielle et que leur caractère d’originaux n’est nullement attesté. El Salvador soutient qu’il existe dès lors «un second fait nouveau dont il faudra examiner les incidences sur l’arrêt, une fois la demande en révision déclarée recevable».

    42.
    El Salvador ajoute que «[l]a découverte de documents jusqu’alors ignorés est un exemple caractéristique du type de faits qui ouvrent la voie à la révision... soit parce qu’ils constituent, eux-mêmes, le factum, soit parce qu’ils sont la source de leur connaissance». Il indique en outre que « [l]a preuve qui démentit un fait établi par l’arrêt dont on demande la révision est, sans aucun doute, un fait, aux effets de l’article 61 du Statut».

    El Salvador souligne qu’en l’occurrence ce fait préexistait à l’arrêt de 1992 mais n’était pas «connu au moment du prononcé de l’arrêt». Ce serait donc bien un «fait nouveau» au sens de l’article 61. Il serait décisif car cette découverte mettrait en évidence «l’inconsistance des documents du Musée naval de Madrid» dont la Chambre a tiré des «conséquences» géographiques «si importantes».

    43.
    El Salvador expose enfin que l'Ayer Collection n’est «pas une collection de référence obligatoire» et que l’expédition d’El Activo ne fut pas une expédition notoire. Il invoque de manière plus générale la «violente guerre civile [qui] ravageait El Salvador pendant presque toute la période entre 1980 et le prononcé du jugement du 11 septembre 1992». On ne saurait en conséquence «qualifier de «négligente» la conduite d’El Salvador pour avoir ignoré jusqu’en 2002 l’existence de copies des documents d’El Activo dans les fonds des collections situées dans des lieux excentriques».
    44.
    El Salvador conclut de ce qui précède que, les diverses conditions fixées par l’article 61 du Statut étant remplies, la demande en révision fondée sur la découverte de la nouvelle carte et du nouveau compte rendu est recevable.
    45.
    Le Honduras conteste pour sa part que l’on puisse qualifier de fait nouveau la production des documents provenant de Chicago. Il s’agirait seulement d’une «autre copie d’un même document déjà présenté par le Honduras durant la phase écrite de l’affaire décidée en 1992, et déjà apprécié par la Chambre dans son arrêt». Le Honduras ajoute qu’il «n’a jamais prétendu débattre si la carte sphérique était un document original (il a toujours parlé des copies) ou un document officiel». Il entend toutefois souligner qu’il n’existe aucune incohérence entre les trois copies de la carte, mais seulement des «différences insignifiantes». Le Honduras estime que ces différences ne contredisent en rien le contenu du journal de bord. Il souligne enfin que ces trois cartes situent toutes l’embouchure de la rivière Goascorán là où elle se trouve aujourd’hui, constatation qui a été à la base de l’arrêt de 1992 et qui demeure en tout état de cause valable.
    46.
    Le Honduras expose en outre que les nouveaux documents produits par El Salvador figuraient dans une collection publique prestigieuse et apparaissaient au moins depuis 1927 dans le catalogue de la Newberry Library. Il en conclut qu’El Salvador pouvait avoir aisément connaissance desdits documents et qu’il a manqué à son obligation de diligence en ne les recherchant ou ne les produisant pas avant 1992. Selon le Honduras, cette carence ne saurait trouver d’excuse dans le conflit interne qu’El Salvador connaissait à l’époque, conflit qui n’interdisait en rien des recherches en dehors du territoire national.
    47.
    Le Honduras conclut de ce qui précède que, les diverses conditions fixées par l’article 61 du Statut n’étant pas remplies, la demande en révision fondée sur la découverte de la nouvelle carte et du nouveau compte rendu n’est pas recevable.
    48.
    Enfin, en ce qui concerne les conditions prévues aux paragraphes 4 et 5 de l’article 61 du Statut, les Parties développent une argumentation analogue à celle qu’elles avaient avancée à propos de l’avulsion du Goascorán (voir paragraphe 35 ci-dessus).
    49.
    La Chambre recherchera tout d’abord, comme elle l’a fait en ce qui concerne l’avulsion (voir paragraphe 36 ci-dessus), si les faits allégués pour ce qui est de la «Carta Esférica» et du compte rendu de l’expédition d ’El Activo sont de nature à exercer une influence décisive sur l’arrêt de 1992.
    50.
    A cet égard, il convient de rappeler qu’en 1992 la Chambre, après avoir estimé les prétentions d’El Salvador concernant l’ancien cours du Goascorán incompatibles avec l’historique du différend, a examiné «les éléments de preuve qui lui ont été soumis au sujet du cours suivi par le Goascorán en 1821» (par. 313). Elle a tout particulièrement étudié la carte marine établie par le commandant et les navigateurs du navire El Activo vers 1796 et qualifiée de «Carta Esférica», que le Honduras avait retrouvée dans les archives du Musée naval de Madrid. Elle a noté que cette carte

    «paraissait] correspondre de très près à la topographie indiquée sur les cartes modernes. Elle place l’«Estero Cutú» au même endroit que les cartes modernes, et elle indique l’embouchure d’une rivière marquée «Ro Goascorán», à l’endroit où, de nos jours, la rivière Goascorán se jette dans le golfe. Etant donné que la carte marine est une carte du golfe, sans doute établie aux fins de la navigation, elle n’indique aucun repère situé à l’intérieur des terres, si ce n’est les «... volcans et pics les plus connus...» («... volcanes y cerros mas conocidos...»), visibles pour les marins; en conséquence, le cours de la rivière en amont de son embouchure n’y est pas du tout représenté. Néanmoins, l’emplacement de l’embouchure est tout à fait incompatible avec l’ancien cours de la rivière dont parle El Salvador, et à vrai dire avec tout autre cours que le cours actuel. En deux endroits, la carte marine indique à la fois l’ancienne et la nouvelle embouchure d’un cours d’eau (par exemple, «Barra vieja del Rio Nacaume» et «Nuevo Rio de Nacaume»); étant donné qu’aucune embouchure ancienne n’est indiquée pour le Goascorán, il y a lieu de penser qu’en 1796 celui-ci se déversait depuis déjà fort longtemps à l’endroit du golfe qui est indiqué sur la carte marine.» (Par. 314.)

    Puis la Chambre a analysé le compte rendu de l’expédition et relevé que celui-ci place, lui aussi, «l’embouchure de la rivière Goascorán là où elle se trouve de nos jours» (ibid.).

    La Chambre en a conclu «qu’au vu du compte rendu de l’expédition de 1794 et de la «Carta Esférica», on ne peut guère douter qu’en 1821 le Goascorán coulait déjà là où se trouve son cours actuel» (par. 316).

    51.
    L’arrêt rendu par la Chambre en 1992 repose ainsi sur certaines données fournies par la «Carta Esférica» et le compte rendu de l’expédi tion d’El Activo dans leurs versions conservées à Madrid. Il convient dès lors de rechercher si la Chambre aurait pu parvenir en 1992 à des conclusions différentes si elle avait en outre été en possession des versions de ces documents provenant de Chicago.
    52.
    La Chambre observera à cet égard que les deux copies de la «Carta Esférica» conservées à Madrid et la copie provenant de Chicago ne diffèrent que sur des points de détail concernant par exemple remplacement des titres, les légendes ou la calligraphie. Ces différences traduisent les conditions dans lesquelles ce type de document était établi à la fin du XVIIIe siècle et ne permettent pas de remettre en cause la fiabilité des cartes produites devant la Chambre en 1992.
    53.
    La Chambre relèvera en outre que sur l’exemplaire de Chicago, comme sur ceux de Madrid, l’Estero La Cutú et l’embouchure du Rio Goascorán sont portés à leur emplacement actuel. La nouvelle carte produite par El Salvador n’infirme donc pas les conclusions auxquelles la Chambre était parvenue en 1992; elle les confirme.
    54.
    Quant à la nouvelle version du compte rendu de l’expédition d’El Activo provenant de Chicago, elle ne diffère de celle de Madrid qu’en ce qui concerne certains détails, telles les mentions initiales et finales. l’orthographe ou l’accentuation. Le corps du texte demeure le même, en particulier dans l’identification de l’embouchure du Goascorán. Là encore, le nouveau document produit par El Salvador confirme les conclusions auxquelles la Chambre était parvenue en 1992.
    55.
    La Chambre conclut de ce qui précède que les faits nouveaux allégués par El Salvador en ce qui concerne la «Carta Esférica» et le compte rendu de l’expédition d’El Activo sont sans «influence décisive» sur l’arrêt dont il sollicite la révision.
    56.
    El Salvador expose enfin que, pour bien situer les faits nouveaux allégués dans leur contexte, «il faut prendre en considération d’autres faits dont la Chambre a déjà mesuré l’importance et qui se trouvent à présent influencés par les faits nouveaux». De surcroît, El Salvador fait valoir que,

    «même s’ils ne constituent pas des faits nouveaux, d’autres éléments et d’autres preuves existent qui n’ont pas été pris en considération au cours de l’instance et qui sont utiles, voire essentiels, soit pour compléter et confirmer les faits nouveaux, soit pour permettre de mieux les comprendre».

    Il se réfère à la grande éruption du volcan Cosigüina et à l’apparition des Farallones del Cosigüina, aux négociations de Saco entre 1880 et 1884 et aux caractéristiques du cours inférieur de la rivière Goascorán.

    57.
    Le Honduras répond qu’El Salvador, en présentant à la considération de la Chambre des «éléments additionnels aux prétendus faits nouveaux», agit «comme si la Cour devait ignorer son précédent raisonnement... [, et ce] au nom du contexte dans lequel devrait être appréciée l’existence ou non des prétendus faits nouveaux ». De l’avis du Honduras, une telle démarche équivaudrait à élargir «le catalogue restrictif de l’article 61, paragraphe 1, du Statut de la Cour jusqu’à des limites insoupçonnées qui feraient de la révision une voie d’appel habituelle et qui nieraient l’autorité de la chose jugée».
    58.
    La Chambre estime, comme El Salvador, que, pour apprécier si les «faits nouveaux» allégués en ce qui concerne l’avulsion du Goascorán, la «Carta Esférica» et le compte rendu de l’expédition d’E/ Activo entrent dans les prévisions de l’article 61 du Statut, il convient de les replacer dans leur contexte, ce qu’elle n’a pas manqué de faire aux paragraphes 23 à 55 ci-dessus. En revanche, la Chambre doit rappeler que, selon cet article, seule ouvre la voie à la révision d’un arrêt

    «la découverte d’un fait de nature à exercer une influence décisive et qui, avant le prononcé de l’arrêt, était inconnu de la Cour et de la partie qui demande la révision, sans qu’il y ait, de sa part, faute à l’ignorer».

    La Chambre ne saurait, partant, déclarer recevable une demande en révision sur la base de faits dont il n’est pas allégué par El Salvador lui-même qu’ils constitueraient des faits nouveaux au sens de l’article 61.

    59.
    Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue aux paragraphes 40, 55 et 58 ci-dessus, la Chambre n’a pas à rechercher si les autres conditions fixées par l’article 61 du Statut sont remplies en l’espèce.
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