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Arrêt de la Cour d'Appel de Paris

FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

[1].
Le 11 mars 2010 a été signé entre M. Éric Woerth, ministre du budget, et M. Vladimir Kohzin, directeur général des affaires du Président de la Fédération de Russie, l’acte de vente d’un bâtiment situé à l’angle du quai Branly et de l’avenue Rapp à Paris 7e, jusqu’alors siège de Météo France.
[2].
Le 18 novembre 2011 a été signé entre la Fédération de Russie et la société Bouygues bâtiment Ile de France (Bouygues) un contrat de construction d’un Centre culturel et spirituel orthodoxe russe (le Centre culturel) sur les lieux pré-cités. Les travaux ont débuté dans le courant de l’année 2014.
[3].
Par sentence arbitrale du 18 juillet 2014, le tribunal arbitral de La Haye a condamné la Fédération de Russie à payer à la société Hulley Enterprises Limited (Hulley), ancien associé majoritaire de la société Yukos Universal LTD, la somme de 39,971,834,360 dollars US d’indemnité. La Fédération de Russie a exercé un recours contre la décision du tribunal arbitral.
[4].
Par décision du 1er décembre 2014, le président du tribunal de grande instance de Paris a conféré l’exequatur à la sentence arbitrale. La Fédération de Russie a également interjeté appel de cette décision.
[5].
En vertu de la sentence arbitrale exéquaturée, la société Hulley, selon commandement de payer valant saisie immobilière du 2 juin 2015 publié le 12 juin 2015 au service de publicité foncière de Paris 2, volume 2015 S n°13, a poursuivi la vente de biens et droits immobiliers appartenant à la Fédération de Russie dépendant de l’immeuble situé à Paris 7e, 2 avenue Rapp, 1 quai Branly et 192 rue de l’Université, plus amplement désigné dans le cahier des conditions de vente déposé le 14 août 2015 au greffe du juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Paris. Le commandement du 2 juin 2015 a été signifié par voie diplomatique le 13 juillet 2015.
[6].
Par acte d’huissier du 10 août 2015 la société Hulley a assigné la Fédération de Russie en vente forcée.
[7].
A l’audience d’orientation du 17 décembre 2015, l’affaire à fait l’objet d’un renvoi à l’audience du 29 septembre 2016.
[8].
Parallèlement, par acte d’huissier du 27 août 2015, la société Hulley a assigné la Fédération de Russie et la société Bouygues devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris, sollicitant la cessation des travaux du Centre culturel sous astreinte de 15,000 euros par jour de retard et invoquant que ces travaux étaient effectués en violation de l’article R321-15 du code des procédures civiles d’exécution. Par jugement du 22 janvier 2016, le juge des référés, sur le fondement de l’article L213-6 du code de l’organisation judiciaire, s’est déclaré incompétent au profit du juge de l’exécution.
[9].
Par conclusions d’incident du 12 février 2016, la société Hulley a saisi le juge de l’exécution afin qu’il ordonne l’arrêt immédiat des travaux en cours sur le bien saisi, et ce sous astreinte de 15,000 euros par jour de retard. Par acte d’huissier du 18 février 2016, la société Bouygues a été assignée en intervention forcée par la société Hulley.
[10].
A l’audience du 17 mars 2016, les parties ont régulièrement comparu, en présence du ministère public.
[11].
La société Hulley sollicite que le juge de l’exécution :

- in limine litis, constate que la Fédération de Russie n’est pas fondée à invoquer d’immunité de juridiction ni d’immunité d’exécution pour faire échec à sa demande d’arrêt des travaux, et déclare par conséquent recevable cette demande,

- à titre principal, constate qu’en poursuivant les travaux en cours, la Fédération de Russie viole l’article R322-15 du code des procédures civiles d’exécution,

- par conséquent lui ordonne ainsi qu’à la société Bouygues l’arrêt immédiat des travaux litigieux, sous astreinte de 15,000 euros par jour à compter du jugement et jusqu’à l’arrêt des travaux,

- en tout état de cause, condamne la Fédération de Russie et la société Bouygues à lui payer 50,000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, et aux dépens.

[12].
La société Hulley expose que :

Sur l’immunité de juridiction

- la Fédération de Russie ne bénéficie pas d’une immunité de juridiction car une telle immunité a pour but de protéger les États étrangers dans l’exercice de leur souveraineté ; elle est limitée aux cas où l’acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de cette souveraineté, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, étant précisé au surplus que l’affectation antérieure ou future d’un bien immobilier ne permet pas d’apprécier l’existence ou non d’un immunité de juridiction,

- l’acte litigieux, à savoir la poursuite des travaux en cours par la Fédération de Russie, est un acte de gestion privée et par conséquent elle ne peut bénéficier de l’immunité de juridiction,

- l’article 10 de la Convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des États du 2 décembre 2004 (la CNU) dispose que si un État effectue une transaction commerciale et si les contestations relatives à cette transaction relèvent de la juridiction d’un tribunal d’un autre État, l’État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant ce tribunal dans une procédure découlant de ladite transaction, ce qui est le cas en l’espèce,

- l’article 13 de la CNU prévoit par ailleurs qu’un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État dans une procédure se rapportant à la détermination d’un droit sur un bien immobilier situé sur le territoire de l’État du for, de la possession du bien immobilier par l’État ou de l’usage qu’il en fait ; or, en l’espèce, la demande porte sur le droit d’usage du bien immobilier par la Fédération de Russie, Sur l’immunité d’exécution

- la Fédération de Russie ne dispose pas plus d’une immunité d’exécution à ce stade de la procédure car l’article L111-1 alinéa 3 du code des procédures civiles d’exécution permet à un État étranger de se soustraire à des mesures d’exécution forcée ou à des mesures conservatoires mais pas à des modes de contraintes indirectes comme le prononcé d’une injonction de faire ou de payer sous astreinte ; or la demande porte sur l’arrêt des travaux litigieux en cours de réalisation,

- il n’est par conséquent pas demandé d’ordonner une mesure d’exécution forcée ou une mesure conservatoire mais une mesure de contrainte et il s’ensuit que la Fédération de Russie ne peut invoquer l’immunité d’exécution de l’article L111-1 pré-cité,

Sur le fond

- la Fédération de Russie viole les dispositions de l’article R321-15 du code des procédures civiles d’exécution, car les travaux en cours ont pour effet d’amoindrir la valeur du bien saisi,

- en cas de validation de la saisie immobilière par le juge de l’exécution lors de l’audience d’orientation prévue le 29 septembre 2016, la vente forcée de l’immeuble serait ordonnée pour satisfaire la créance, le bien serait soumis à adjudication et les adjudicataires, n’ayant aucune utilité économique d’un Centre culturel et d’une église orthodoxe, prendraient en compte le coût des travaux de démolition des bâtiments actuellement en construction ; l’expert en estimations immobilières consulté sur ce point évalue ce coût de démolition à 233,000 euros,

- par ailleurs, l’achèvement des travaux aboutirait à une dévalorisation estimée à environ 4 millions d’euros, à ajouter aux coûts de démolition,

- par conséquent l’arrêt des travaux litigieux sous astreinte doit permettre d’éviter une dépréciation considérable du prix d’adjudication potentiel.

[13].
La Fédération de Russie, par conclusions du 15 mars 2016, demande que le juge de l’exécution :

- à titre principal, en raison des immunités de juridiction et d’exécution dont elle bénéficie, déclare irrecevables les demandes de la société Hulley,

- subsidiairement, avant dire droit, lui donne acte de ce qu’elle se réserve la possibilité de faire valoir des moyens au fond dans l’hypothèse où le bénéfice desdites immunités ne serait pas reconnu, par conséquent réserve les moyens et demandes de la Fédération de Russie et renvoie l’examen au fond à une audience ultérieure,

- en tout état de cause, condamne la société Hulley à lui payer 70,000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, et aux dépens, et à verser la somme qu’il plaira de fixer sur le fondement de l’article 32-1 du code de procédure civile.

[14].
La Fédération de Russie expose que :

Sur l’immunité de juridiction

- elle bénéficie de l’immunité de juridiction - à laquelle elle n’a jamais renoncé - prévue par la CNU en ses articles 5 et 6, immunité qui bénéficie également à son co-contractant, la société Bouygues, ce qui résulte tant des termes de l’article 6 de la Convention pré-citée que de la jurisprudence, établie dès 1925 par le tribunal civil de la Seine dans le cadre de l’affaire "Esnault-Pelterie",

- la CNU prévoit certes des exceptions à l’immunité de juridiction en ses articles 10 et 13, mais l’article 10 concerne les transactions commerciales, et il ne peut être soutenu que la construction du Centre culturel a une nature commerciale,

- dans un litige similaire, la Cour internationale de justice, dans sa décision "Villa Vigoni" du 3 février 2012 relative à un centre culturel allemand en Italie, a estimé que la "Villa" était le siège d’un centre culturel, qu’elle était utilisée pour les besoins d’une activité de service public dépourvue de caractère commercial et par conséquent que cette activité relevait des fonctions de souveraineté de l’État étranger,

- l’arrêt "Pereira" rendu par la Cour de cassation le 19 novembre 2008, invoqué par la société Hulley, ne peut être transposé à la présente instance, l’acte de l’État étranger ayant été qualifié d’acte de gestion privée au motif qu’il ne concernait que le défaut d’entretien d’un immeuble, à savoir un mur mitoyen, et non la construction d’un bâtiment destiné à abriter un centre culturel et spirituel,

- la seule intervention d’une entreprise d’État, évoquée par la société Hulley, n’a consisté qu’à confier temporairement à une telle entreprise la gestion des anciens bâtiments de Météo France avant leur démolition,

- quant à l’article 13 de la CNU, relatif à la propriété, la possession et l’usage des biens, il vise les procédures concernant la détermination de l’existence du droit de l’État sur un bien immobilier, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, le droit de propriété de la Fédération de Russie n’étant nullement contesté, Sur les immunités d’exécution

- la Fédération de Russie indique également qu’elle dispose des immunités d’exécution de droit commun, diplomatique et spécialement attachées à un bien,

- l’immunité d’exécution de droit commun résulte de la mission du futur Centre culturel, qui sera composé de quatre bâtiments à savoir : une église orthodoxe, un centre culturel avec salle de concert et librairie, un centre paroissial comportant notamment un auditorium, et une école bilingue franco-russe pouvant accueillir 150 enfants,

- un tel complexe relève à l’évidence d’une activité de service public et non d’une activité commerciale,

- l’immunité diplomatique résulte de l’article 22 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatique du 18 avril 1961 (la Convention de Vienne), étant souligné que l’affectation diplomatique du bien saisi était antérieure à la saisie, ainsi qu’il ressort tant de la plainte pénale du 22 mars 2013 que des échanges intervenus entres les autorités des Etats français et russe,

- au surplus, l’article 47 de la Convention de Vienne édicte un devoir de non discrimination entre les États ; or, dans une affaire jugée par la cour d’appel de Paris le 5 janvier 2012, le centre culturel ukrainien a été qualifié de démembrement de la mission diplomatique, et par conséquent le centre culturel russe ne peut se voir dénier son caractère diplomatique, étant rappelé d’ailleurs que le juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Paris, dans son ordonnance du 24 juillet 2015, a d’ores et déjà estimé que le bien litigieux constituait un local de la mission diplomatique russe,

- enfin, l’immunité diplomatique résulte également d’un droit de chapelle, c’est à dire du privilège de faire construire un chapelle pour la mission diplomatique et d’en faire usage, privilège admis par la jurisprudence française dès 1924 dans un arrêt de la cour d’appel de Paris dans une affaire "Léonovilch c/Sminoff", la cour ayant étendu l’immunité de l’ambassade à l’église construite en application de ce droit de chapelle,

- en l’espèce, tant le permis de construire du bien saisi que le cahier des charges du concours d’architecture établissent le caractère de lieu de culte du bien immobilier en cours de construction,

- enfin, la Fédération de Russie bénéficie également d’une immunité spéciale d’exécution résultant de l’article 21 de la CNU, relatif aux biens de patrimoine culturel.

[15].
La société Bouygues, par conclusions du 4 mars 2016, demande que le juge de l’exécution :

- à titre principal, juge irrecevables les demandes de la société Hulley du fait des immunités de juridiction et d’exécution de la Fédération de Russie, y compris l’immunité diplomatique, immunités dont la société Bouygues est fondée à se prévaloir en tant que co-contractant de l’État,

- subsidiairement, juge les prétentions de la société Hulley mal fondées et rejette la demande d’arrêt des travaux en cours de réalisation,

- en tout état de cause, condamne la société Hulley à lui payer la somme de 30,000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, et aux dépens.

[16].
La société Bouygues expose que :

Sur les immunités

- la question de l’immunité de juridiction de la Fédération de Russie a déjà été tranchée par décision du 24 juillet 2015 du juge de l’exécution du tribunal de grande instance de Paris,

- le contrat passé entre la Fédération de Russie et la société Bouygues à pour but de permettre à la Fédération de Russie d’exercer sa souveraineté sur le terrain acquis en mettant en oeuvre des activités culturelles, éducatives et religieuses, activités relevant de la souveraineté de tout État,

- cette immunité de juridiction bénéficie également aux co-contractants de l’État, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence "Esnault-Pelterie" de 1925, mais également de l’article 6.2b de la CNU,

- le cas d’espèce ne peut être comparé à l’affaire "Pereira" relative à un simple problème d’entretien de mur mitoyen, alors que la Fédération de Russie poursuit la construction d’un centre culturel,

- la règle de l’immunité de juridiction vaut à plus forte raison en matière d’exécution et les immunités d’exécution dontbénéficie la Fédération de Russie ne peuvent être écartées, le projet de Centre culturel, tel qu’il ressort notamment des conditions de la signature du contrat en présence des plus hautes autorités des États français et russe, ne pouvant être qualifié d’économique et commercial uniquement au motif qu’il existera au sein de ce centre une "cafétéria à la russe",

- au surplus, l’article 21 de la CNU stipule qu’aucune mesure d’exécution ne peut être prise contre les biens faisant partie du patrimoine culturel de l’État,

- la décision du 3 février 2012 de la Cour internationale de justice dite "Villa Vigoni", confirme qu’un centre culturel participe bien d’une activité relevant des fonctions de souveraineté d’un État,

- la mesure sollicitée par la société Hulley constitue une mesure de contrainte et la distinction opérée par ladite société entre d’une part les mesure d’exécution forcée et mesures conservatoires et d’autre part une mesure de contrainte indirecte apparaît artificielle, étant rappelé que la présente procédure relève d’une demande née de la saisie immobilière pratiquée par la société Hulley, qui est bien une mesure d’exécution forcée dont la demande d’arrêt de travaux n’est que l’accessoire,

Sur le fond

- les conditions de l’article R321-15 du code des procédures civiles d’exécution se sont pas remplies puisque le permis de construire est antérieur à la date de la saisie, et par ailleurs la société Hulley se contente d’affirmer que les travaux amoindriraient la valeur du bien saisi sans le démontrer.

[17].
Le procureur de la République fait valoir ses observations et souligne que la Fédération de Russie n’a pas renoncé à son immunité de juridiction, par conséquent que cette immunité doit pouvoir jouer à son bénéfice ainsi qu’à celui de son co-contractant, la société Bouygues. Par ailleurs, il indique que les biens saisis ont une vocation culturelle, éducative et spirituelle et ont vocation, affectés à une mission diplomatique et donc à une mission de service public non commerciale, à être couverts par l’immunité diplomatique, ainsi que l’a jugé le juge de l’exécution dans son ordonnance du 24 juillet 2015, étant souligné en outre que la Fédération de Russie n’a également pas renoncé à cette immunité d’exécution.
[18].
L’affaire a été mise en délibéré au 28 avril 2016.

MOTIFS

[19].
La Fédération de Russie soulève l’irrecevabilité de la demande d’arrêt de travaux de la société Hulley au motif qu’elle bénéficie d’immunités de juridiction et d’exécution.

Sur l’immunité de juridiction

[20].
L’article 5 ("Immunité des États") de la CNU dispose qu’un État jouit, pour lui-même et pour ses biens, de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre État, sous réserve des dispositions de la présente Convention. L’article 6 de la même convention ("Modalités pour donner effet à l' immunité des États") dispose que : 1-Un État donne effet à l’immunité des États prévue par l’article 5 en s’abstenant d’exercer sa juridiction dans une procédure devant ses tribunaux contre un autre État et, à cette fin, veille à ce que ses tribunaux établissent d’office que l’immunité de cet autre État prévue par l’article 5 est respectée ; 2-Une procédure devant un tribunal d’un État est considérée comme étant intentée contre un autre État lorsque celui-ci : a) Est cité comme partie à la procédure; ou b) N’est pas cité comme partie à la procédure, mais, que cette procédure vise en fait à porter atteinte aux biens, droits, intérêts ou activités de cet autre État.
[21].
Par ailleurs, il résulte de l’arrêt "Soliman" rendu par la Cour de cassation le 20 juin 2003 que "Les États étrangers et les organismes qui en constituent l'émanation ne bénéficient de l’immunité de juridiction qu’autant que l'acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces États et n’est donc pas un acte de gestion".
[22].
La société Hulley soutient que l’acte qui donne lieu au litige, à savoir la poursuite des travaux en cours, ne peut donner lieu à immunité de juridiction au motif que ce principe d’immunité connaît des exceptions, résultant des articles 10 et 13 de la Convention, qui s’appliquent en l’espèce.
[23].
L’article 10 de la CNU ("Transactions commerciales") dispose que 1. Si un État effectue, avec une personne physique ou morale étrangère, une transaction commerciale et si, en vertu des règles applicables de droit international privé, les contestations relatives à cette transaction commerciale relèvent de la juridiction d’un tribunal d’un autre État, l’État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant ce tribunal dans une procédure découlant de ladite transaction.
[24].
En l’espèce, l’acte litigieux consiste en la construction d’un centre culturel et spirituel orthodoxe, ensemble immobilier qui comportera quatre bâtiments à savoir une église orthodoxe, un centre culturel avec salle de concert et librairie, un centre paroissial et une école bilingue franco-russe pouvant accueillir 150 enfants. Compte tenu de la mission de ce centre, qui sera destiné à assurer le rayonnement culturel et spirituel de la Fédération de Russie, il y a lieu de considérer que ce complexe immobilier relèvera directement de l’exercice de la souveraineté de l’État russe et qu’il ne peut se voir appliquer des dispositions relatives à une simple transaction commerciale. Dans un litige similaire, la Cour internationale de justice, dans sa décision "Villa Vigoni" du 3 février 2012 relative à un centre culturel allemand en Italie, a retenu qu’en raison de la nature du bâtiment, il devait être considéré que l’activité de service public de ce centre relevait des fonctions de souveraineté de l’État étranger. Qant à l’arrêt "Pereira" du 19 novembre 2008, invoqué par la société Hulley, il ne peut être transposé à la présente espèce, l’acte qualifié d’acte de gestion par la Cour concernant le seul défaut d’entretien d’un mur mitoyen et non la construction d’un bâtiment destiné à abriter un centre culturel. Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu à application de l’article 10 pré-cité.
[25].
L’article 13 de la CNU ("Propriété, possession et usage de biens") dispose qu’à moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à la détermination : a) D’un droit ou intérêt de l’État sur un bien immobilier situé sur le territoire de l’État du for, de la possession du bien immobilier par l’État ou de l’usage qu’il en fait, ou d’une obligation de l’Etat en raison de son intérêt juridique au regard de ce bien immobilier, de sa possession ou de son usage ;(...)
[26].
En l’espèce, le droit de propriété de la Fédération de Russie sur le bien litigieux n’est pas contesté. La délivrance d’un commandement de payer valant saisie immobilière au propriétaire du bien ne peut que confirmer la qualité du propriétaire du bien saisi, à savoir la Fédération de Russie. La société Hulley soutient que le litige concerne "l’usage" du bien mais sa demande se fonde sur une possible dévalorisation du bien, et ce quel que soit son usage futur. La procédure, au sens de l’article pré-cité, ne porte donc pas sur l’usage du bien mais sur le risque invoqué de la dévalorisation de ce bien, et ce quel qu’en soit sa finalité. Il s’ensuit qu’il n’y apas lieu à application de l’exception prévue par l’article 13 pré-cité.
[27].
La Fédération de Russie apparaît par conséquent avoir vocation à bénéficier d’un immunité de juridiction.

Sur l’immunité d’exécution

[28].
Concernant l’immunité de droit commun, il y a lieu de considérer, à l’instar de la solution retenue pour l’immunité de juridiction, qu’en raison de la mission du futur Centre culturel, cette entité doit bénéficier d’une immunité d’exécution.
[29].
Concernant l’immunité diplomatique, l’article 22 de la Convention de Vienne dispose que : 1-Les locaux de la mission sont inviolables. Il n’est pas permis aux agents de l’État accréditaire d’y pénétrer, sauf avec le consentement du chef de la mission. (...) ; 3-Les locaux de la mission, leur ameublement et les autres objets qui s'y trouvent, ainsi que les moyens de transport de la mission, ne peuvent faire l'objet d'aucune perquisition, réquisition, saisie ou mesure d'exécution.
[30].
En l’espèce, il y a lieu de noter qu’il ressort tant du permis de construire que du cahier des charges du concours d’architecture que l’ensemble immobilier à construire revêt un caractère éminemment cultuel, étant rappelé qu’il est constant qu’une mission diplomatique dispose du privilège de faire construire une chapelle. De plus, à l’occasion d’une intrusion avec dégradations sur le chantier de construction, une plainte pénale a été déposée le 22 mars 2013 auprès des autorités française, plainte visant expressément le caractère diplomatique du bien dégradé. Par ailleurs, par décision du 5 janvier 2012, la cour d’appel de Paris a reconnu qu’un centre culturel, en l’espèce le centre culturel ukrainien, était un démembrement de la mission diplomatique. Aux terme de l’article 47 de la Convention de Vienne, qui instaure un principe de non-discrimination entre États, cette décision doit être prise en compte. Plus généralement, il doit être retenu que la construction du Centre culturel litigieux vise indéniablement à permettre à la Fédération de Russie d’exercer sa souveraineté à travers la mise en oeuvre d’activités culturelles, éducatives et religieuses, activités relevant de la souveraineté d’un État.
[31].
Au vu de ces éléments, il y a lieu de retenir que la Fédération de Russie a vocation à bénéficier d’une immunité diplomatique.
[32].
Concernant enfin l’immunité spéciale affecté à certains biens, l’article 21 de la CNU ("Catégories spécifiques de biens") dispose que : 1. Les catégories de biens d’État ci-après ne sont notamment pas considérées commedes biens spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par l’État autrement qu’à des fins de service public non commerciales au sens des dispositions de l’alinéa c de l’article 19 : (...) d) Les biens faisant partie du patrimoine culturel de l’État ou de ses archives qui ne sont pas mis ou destinés à être mis en vente;
[33].
En l’espèce, le futur Centre culturel entre manifestement dans la catégorie des biens culturels de la Fédération de Russie.
[34].
Au vu de ces éléments, la Fédération de Russie apparaît par conséquent avoir vocation à bénéficier d’un immunité d’exécution.

Sur le bénéfice des immunités au co-contractant de l’État

[35].
En raison de la jurisprudence "Esnault-Pelterie" du tribunal civil de la Seine du 1er avril 1925, qui considérait déjà que "la règle d’indépendance réciproque des Etats doit s’appliquer non seulement contre le gouvernement lui même, mais encore à celles introduites contre (...) les co-contractants de ce gouvernement, à raison des actes qu’ils accomplissent en cette qualité, ou en vertu des ordres dudit État", il y a lieu de retenir que les immunités dont bénéficie la Fédération de Russie ont vocation à s’appliquer également à son co-contractant, la société Bouygues.
[36].
Étant rappelé à toutes fins utiles qu’il n’est pas établi que la Fédération de Russie ait entendu renoncer à l’ensemble de ses immunités, il résulte de l’ensemble des développements pré-cités qu’il y a lieu de faire droit à la fin de non-recevoir invoquée par la Fédération de Russie et de déclarer la société Hulley irrecevable en ses demandes.

Sur les autres demandes

[37].
L’amende civile prévue par l’article 32-1 du code de procédure civile ne peut être mise en oeuvre qu’à l’initiative du juge et il n’appartient pas à une partie de solliciter une telle sanction.
[38].
Il y a lieu d’allouer à la Fédération de Russie et à la société Bouygues une indemnité au titre des frais de procédure.
[39].
Les dépens seront laissés à la charge de la société Hulley.

PAR CES MOTIFS

[40].
Le juge de l'exécution, statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort, prononcé par mise à disposition au greffe,

- constate que la Fédération de Russie bénéficie d’immunités de juridiction et d’exécution et que ces immunités bénéficient également à la société Bouygues bâtiment Ile de France,

- par conséquent, déclare la société Hulley Enterprises Limited irrecevable en ses demandes,

- déboute les parties de toute autre demande,

- condamne la société Hulley à payer la somme de 20,000 euros à la Fédération de Russie et de 10,000 euros à la société Bouygues en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

- condamne la société Hulley aux dépens,

- rappelle que les décisions du juge de l’exécution bénéficient de l’exécution provisoire de droit,

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