Pour le Portugal: S. Exc. M. Antonio Cascais,
M. José Manuel Servulo Correia,
M. Miguel Galvâo Teles,
M. Pierre-Marie Dupuy,
Mme Rosalyn Higgins, Q.C.
Pour l'Australie: M. Gavan Griffith, Q.C.,
S. Exc. M. Michael Tate,
M. James Crawford,
M. Alain Pellet,
M. Henry Burmester,
M. Derek W. Bowett, Q.C.,
M. Christopher Staker.
Au nom du Portugal,
à l’audience du 13 février 1995 (après-midi):
«Vu les faits et les points de droit exposés, le Portugal a l’honneur de :
— prier la Cour de rejeter les exceptions australiennes et dire et juger qu’elle a juridiction pour se prononcer sur la requête du Portugal et que celle-ci est recevable, et
— demander qu’il plaise à la Cour de :
1) Dire et juger que, d’une part, les droits du peuple du Timor oriental à disposer de lui-même, à l’intégrité et à l’unité de son territoire et à sa souveraineté permanente sur ses richesses et ressources naturelles et, d’autre part, les devoirs, les compétences et les droits du Portugal en tant que puissance administrante du Territoire du Timor oriental sont opposables à l’Australie, laquelle est tenue de ne pas les méconnaître et de les respecter.
2) Dire et juger que l’Australie, du fait d’abord d’avoir négocié, conclu et commencé l’exécution de l’accord du 11 décembre 1989, ainsi que d’avoir pris des mesures législatives internes pour son application, et de négocier toujours avec l’Etat partie à cet accord la délimitation du plateau continental dans la zone du «Timor Gap», du fait ensuite d’avoir exclu toute négociation avec la Puissance administrante quant à l’exploration et à l’exploitation du plateau continental dans la même zone, du fait enfin de se proposer d’explorer et d’exploiter le sous-sol de la mer dans le «Timor Gap» sur la base d’un titre plurilatéral auquel le Portugal n’est pas partie (chacun de ces faits étant, à lui seul, suffisant) :
a) a porté et porte atteinte au droit du peuple du Timor oriental à disposer de lui-même, à l’intégrité et à l’unité de son territoire et à sa souveraineté permanente sur ses richesses et ressources naturelles et viole l’obligation de ne pas méconnaître et de respecter ce droit, cette intégrité et cette souveraineté;
b) a porté et porte atteinte aux compétences du Portugal comme puissance administrante du Territoire du Timor oriental, fait obstacle à l’accomplissement de ses devoirs vis-à-vis du peuple du Timor oriental et de la communauté internationale, porte atteinte au droit du Portugal d’accomplir ses responsabilités, et viole l’obligation de ne pas méconnaître et de respecter ces compétences, ces devoirs et ce droit;
c) enfreint les résolutions 384 et 389 du Conseil de sécurité, viole l’obligation d’acceptation et d’application des résolutions de ce Conseil imposée par la Charte des Nations Unies, méconnaît le caractère obligatoire des résolutions des organes des Nations Unies relatives au Timor oriental et, plus généralement, viole les devoirs de coopération, de bonne foi, avec les Nations Unies, propres aux Etats Membres.
3) Dire et juger que, du fait d’avoir exclu et d’exclure toute négociation avec le Portugal en tant que puissance administrante du Territoire du Timor oriental, quant à l’exploration et à l’exploitation du plateau continental dans la zone du «Timor Gap», l’Australie a manqué et manque au devoir de négocier pour harmoniser les droits respectifs en cas de concours de droits ou de prétentions sur les espaces maritimes.
4) Dire et juger que, de par les violations mentionnées aux paragraphes 2 et 3 des présentes conclusions, l’Australie a engagé sa responsabilité internationale et causé préjudice, dont elle doit réparation au peuple du Timor oriental et au Portugal, sous les formes et selon les modalités qu’il appartient à la Cour d’indiquer, compte tenu de la nature des obligations violées.
5) Dire et juger que l’Australie doit, vis-à-vis du peuple du Timor oriental, du Portugal et de la communauté internationale, cesser toute violation des droits et des normes internationales visés aux paragraphes 1, 2 et 3 des présentes conclusions, et notamment, jusqu’à ce que le peuple du Timor oriental ait exercé son droit de disposer de lui-même, dans les conditions fixées par les Nations Unies :
a) s’abstenir de toute négociation, signature ou ratification de tout accord avec un Etat autre que la Puissance administrante concernant la délimitation, ainsi que l’exploration et l’exploitation du plateau continental, ou l’exercice de la juridiction sur celui-ci, dans la zone du «Timor Gap»;
b) s’abstenir de tout acte relatif à l’exploration et à l’exploitation du plateau continental dans la zone du «Timor Gap» ou à l’exercice de la juridiction sur ce plateau, sur la base de tout titre plurilatéral auquel le Portugal, en tant que puissance administrante du Territoire du Timor oriental, ne serait pas partie»;
Au nom de l’Australie,
à l’audience du 16 février 1995 (après-midi):
«Le Gouvernement de l’Australie conclut que, pour tous les motifs qu’il a exposés dans ses écritures et ses plaidoiries, la Cour devrait :
a) dire et juger qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur les demandes du Portugal, ou que les demandes du Portugal sont irrecevables ; ou
b) subsidiairement, dire et juger que les actes de l’Australie visés par le Portugal ne donnent lieu à aucune violation par l’Australie de droits au regard du droit international que fait valoir le Portugal. »
Au XVIe siècle, le Timor oriental est devenu une colonie portugaise ; le Portugal y est demeuré jusqu’en 1975. La partie occidentale de l’île est passée sous la domination des Pays-Bas et est devenue par la suite partie de l’Indonésie indépendante.
«au Gouvernement portugais, en tant que puissance administrante, de coopérer pleinement avec l’Organisation des Nations Unies afin de permettre au peuple du Timor oriental d’exercer librement son droit à l’autodétermination».
Dans sa résolution 389 (1976) du 22 avril 1976, le Conseil de sécurité s’est exprimé dans les mêmes termes en ce qui concerne le droit du peuple du Timor oriental à l’autodétermination; il a demandé au «Gouvernement indonésien de retirer sans plus tarder toutes ses forces du Territoire» et a demandé en outre à «tous les Etats et à toutes les autres parties intéressées de coopérer pleinement avec l’Organisation des Nations Unies en vue d’apporter une solution pacifique à la situation existante...»
Dans sa résolution 3485 (XXX) du 12 décembre 1975, l’Assemblée générale a mentionné le Portugal comme «puissance administrante», a demandé à celui-ci «de continuer de n’épargner aucun effort pour trouver une solution par des voies pacifiques» et a «déplor[é] vivement l’intervention militaire des forces armées indonésiennes au Timor portugais». Dans sa résolution 31/53 du 1er décembre 1976, et à nouveau dans sa résolution 32/34 du 28 novembre 1977, l’Assemblée générale a rejeté
«l’allégation selon laquelle le Timor oriental a été intégré à l’Indonésie, dans la mesure où la population du Territoire n’a pas été à même d’exercer librement son droit à l’autodétermination et à l’indépendance».
La résolution du Conseil de sécurité 389 (1976) du 22 avril 1976 et les résolutions de l’Assemblée générale 31/53 du 1 décembre 1976, 32/34 du 28 novembre 1977 et 33/39 du 13 décembre 1978 ne font pas mention du Portugal comme puissance administrante. Toutefois, le Portugal est désigné ainsi dans la résolution du Conseil de sécurité 384 (1975) du 22 décembre 1975, ainsi que dans les autres résolutions de l’Assemblée générale. Par ailleurs, les résolutions qui ne font pas spécifiquement référence au Portugal comme puissance administrante du Timor oriental rappellent une ou plusieurs autres résolutions où le Portugal est mentionné comme telle.
« Il y a là une réalité dont nous devons prendre notre parti. Aussi le gouvernement a-t-il décidé que, même s’il critique toujours les moyens par lesquels l’intégration a été effectuée, il serait irréaliste de persister à refuser de reconnaître de facto que le Timor oriental fait partie de l’Indonésie. »
Le 23 février 1978, le ministre a affirmé: «nous reconnaissons le fait que le Timor oriental fait partie de l’Indonésie, mais non les moyens qui ont permis d’aboutir à ce résultat».
Le 15 décembre 1978, le ministre australien des affaires étrangères a déclaré, à propos des négociations qui étaient sur le point de s’ouvrir entre l’Australie et l’Indonésie en vue de la délimitation du plateau continental entre l’Australie et le Timor oriental: «lorsqu’elles débuteront, elles signifieront la reconnaissance de jure par l’Australie de l’intégration du Timor oriental dans l’Indonésie»; et le ministre a ajouté: «Accepter cette situation ne change rien à l’opposition que le gouvernement n’a cessé d’exprimer quant aux conditions dans lesquelles le Territoire a été incorporé à l’Indonésie. » Les négociations en question ont commencé en février 1979.
Les négociations relatives à la délimitation qui ont commencé en février 1979 entre l’Australie et l’Indonésie portaient sur le «Timor Gap»; elles n’ont pas abouti. L’Australie et l’Indonésie ont alors envisagé la possibilité de conclure un arrangement provisoire en vue de l’exploration et de l’exploitation conjointes des ressources d’un secteur du plateau continental. A cet effet, elles ont finalement conclu, le 11 décembre 1989, un traité aux termes duquel une «zone de coopération» est créée «dans un secteur situé entre la province indonésienne du Timor oriental et l’Australie septentrionale». En 1990, l’Australie a adopté une loi visant à la mise en œuvre du traité; cette loi est entrée en vigueur en 1991.
A l’appui de son exception, l’Australie affirme qu’elle reconnaît, et qu’elle a toujours reconnu, le droit du peuple du Timor oriental à disposer de lui-même, le statut de territoire non autonome du Timor oriental et le fait que le Portugal a été désigné par l’Organisation des Nations Unies comme puissance administrante du Timor oriental; que les moyens avancés et les conclusions présentées par le Portugal démontrent que celui-ci ne met pas en cause la capacité de l’Australie de conclure le traité de 1989 et ne conteste pas la validité de ce traité; et que, par conséquent, il n’existe pas véritablement de différend qui l’opposerait au Portugal.
Le Portugal, pour sa part, soutient que sa requête détermine l’unique et véritable différend soumis à la Cour.
Aux fins de vérifier l’existence d’un différend d’ordre juridique en l’espèce, il est sans importance de déterminer si le «différend véritable» oppose le Portugal à l’Indonésie plutôt qu’à l’Australie. A tort ou à raison, le Portugal a formulé des griefs en fait et en droit à l’encontre de l’Australie et celle-ci les a rejetés. Du fait de ce rejet, il existe un différend d’ordre juridique.
En effet, au vu du dossier soumis à la Cour, il est clair que les Parties sont en désaccord, à la fois sur le droit et sur les faits, quant à savoir si l’Australie, en négociant, concluant et commençant à exécuter le traité de 1989, a violé une obligation qu’elle avait vis-à-vis du Portugal en vertu du droit international.
Certes la requête du Portugal limite la portée de l’instance à ces questions. Il n’en existe pas moins un différend d’ordre juridique entre le Portugal et l’Australie. Cette exception de l’Australie doit dès lors être écartée.
La Cour observe aussi que l’Australie, quant à elle, rejette la prétention du Portugal à l’exclusivité du pouvoir de conclure des traités pour le compte du Timor oriental; le fait même que l’Australie ait conclu le traité de 1989 avec l’Indonésie montre qu’elle a considéré que l’Indonésie détenait ce pouvoir. L’Australie soutient en substance que même si, d’une façon ou d’une autre, le Portugal avait conservé ce pouvoir après s’être retiré du Timor oriental, il était possible que ledit pouvoir échût ensuite à un autre Etat en application du droit international général, et qu’il a effectivement échu à l’Indonésie; et l’Australie affirme que si le pouvoir en question a échu à l’Indonésie, en concluant avec celle-ci le traité de 1989, elle a agi conformément au droit international et n’a pu violer aucune des obligations que le Portugal met à sa charge. En conséquence, pour l’Australie, la question fondamentale en l’espèce est en définitive celle de savoir qui, du Portugal ou de l’Indonésie, avait, en 1989, le pouvoir de conclure pour le compte du Timor oriental un traité concernant son plateau continental.
La Cour considère qu’il n’y a rien à redire à l’affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il s’est développé à partir de la Charte et de la pratique de l’Organisation des Nations Unies, est un droit opposable erga omnes. Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été reconnu par la Charte des Nations Unies et dans la jurisprudence de la Cour (voir Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31-32, par. 5253; Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 31-33, par. 54-59) ; il s’agit là d’un des principes essentiels du droit international contemporain. Toutefois, la Cour estime que l’opposabilité erga omnes d’une norme et la règle du consentement à la juridiction sont deux choses différentes. Quelle que soit la nature des obligations invoquées, la Cour ne saurait statuer sur la licéité du comportement d’un Etat lorsque la décision à prendre implique une appréciation de la licéité du comportement d’un autre Etat qui n’est pas partie à l’instance. En pareil cas, la Cour ne saurait se prononcer, même si le droit en cause est opposable erga omnes.
L’Australie objecte que les résolutions de l’Organisation des Nations Unies relatives au Timor oriental ne disent pas ce que le Portugal prétend qu’elles disent; que la dernière résolution du Conseil de sécurité sur le Timor oriental remonte à 1976 et la dernière résolution de l’Assemblée générale à 1982; que le Portugal ne tient pas compte de l’écoulement du temps et de l’évolution de la situation depuis lors ; et que les résolutions du Conseil de sécurité ne sont pas des résolutions revêtant un caractère obligatoire en vertu du chapitre VII de la Charte ou à tout autre titre, et qu’elles ne sont en outre pas rédigées en termes impératifs.
Pour les deux Parties, le Territoire du Timor oriental demeure un territoire non autonome et son peuple a le droit à disposer de lui-même. De plus, l’Assemblée générale, qui s’est réservé le droit de déterminer les territoires qui doivent être considérés comme non autonomes aux fins de l’application du chapitre XI de la Charte, a traité le Timor oriental comme un territoire ayant ce statut. Les organes subsidiaires compétents de l’Assemblée générale ont continué de traiter le Timor oriental comme tel jusqu’à ce jour. Par ailleurs, le Conseil de sécurité, dans ses résolutions 384 (1975) et 389 (1976), a expressément demandé que soient respectés «l’intégrité territoriale du Timor oriental ainsi que le droit inaliénable de son peuple à l’autodétermination, conformément à la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale».
Il n’est pas non plus contesté entre les Parties que l’Assemblée générale a expressément mentionné le Portugal comme «puissance administrante» du Timor oriental dans certaines des résolutions qu’elle a adoptées sur la question du Timor oriental entre 1975 et 1982, et que le Conseil de sécurité l’a fait dans sa résolution 384 (1975). En revanche, les Parties sont en désaccord sur les conséquences juridiques qui s’attachent à la mention du Portugal comme puissance administrante dans ces textes.
Sans préjudice de la question de savoir si les résolutions à l’examen pourraient avoir un caractère obligatoire, la Cour estime en conséquence qu’elles ne sauraient être considérées comme des «données» constituant une base suffisante pour trancher le différend qui oppose les Parties.
«En l’espèce, les intérêts de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni ne constituent pas l’objet même de la décision à rendre sur le fond de la requête de Nauru... Dans la présente espèce, la détermination de la responsabilité de la Nouvelle-Zélande ou du Royaume-Uni n’est pas une condition préalable à la détermination de la responsabilité de l’Australie, seul objet de la demande de Nauru... Dans la présente affaire, toute décision de la Cour sur l’existence ou le contenu de la responsabilité que Nauru impute à l’Australie pourrait certes avoir des incidences sur la situation juridique des deux autres Etats concernés, mais la Cour n’aura pas à se prononcer sur cette situation juridique pour prendre sa décision sur les griefs formulés par Nauru contre l’Australie. Par voie de conséquence, la Cour ne peut refuser d’exercer sa juridiction.» (C.I.J. Recueil 1992, p. 261-262, par. 55.)
Toutefois, en l’espèce, l’arrêt que demande le Portugal aurait des effets équivalant à ceux d’une décision déclarant que l’entrée de l’Indonésie et son maintien au Timor oriental sont illicites et qu’en conséquence l’Indonésie n’a pas le pouvoir de conclure des traités relativement aux ressources du plateau continental du Timor oriental. Les droits et obligations de l’Indonésie constitueraient dès lors l’objet même d’un tel arrêt, rendu en l’absence du consentement de cet Etat. Un arrêt de cette nature irait directement à l’encontre du «principe de droit international bien établi et incorporé dans le Statut, à savoir que la Cour ne peut exercer sa juridiction à l’égard d’un Etat si ce n’est avec le consentement de ce dernier» (Or monétaire pris à Rome en 1943, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32).
La Cour,
Par quatorze voix contre deux,
Dit qu’elle ne saurait, en l’espèce, exercer la compétence à elle conférée par les déclarations faites par les Parties conformément au paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut, pour statuer sur le différend porté devant elle par la requête de la République portugaise.
pour: M. Bedjaoui, Président; M. Schwebel, Vice-Président; M. Oda, sir Robert Jennings, MM. Guillaume, Shahabuddeen, Aguilar-Mawdsley, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma, Vereshchetin, juges; sir Ninian Stephen, Juge ad hoc;
contre: M. Weeramantry, Juge; M. Skubiszewski, juge ad hoc.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le trente juin mil neuf cent quatre-vingt-quinze, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République portugaise et au Gouvernement du Commonwealth d’Australie.
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