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Arrêt de la Cour d'Appel de Paris

ARRET :

[1].

- CONTRADICTOIRE

- prononcé publiquement par Madame Dominique GUIHAL, conseillère, faisant fonction de présidente de chambre.

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Dominique GUIHAL, conseillère, faisant fonction de présidente et par Madame Mélanie PATE, greffier présent lors du prononcé.

[2].

A l'issue d'un appel d'offre lancé au cours de l'été 2007 par la Banque Nationale de la République du Kirghizstan (BNRK), M. Valeriy BELOKON, citoyen letton, a fait l'acquisition de la banque kirghize Insan Bank, qu'il a rebaptisée Manas Bank.

[3].

Au printemps 2010, des tensions politiques ont entraîné la chute du Président Kurmanbek Bakiev et de son gouvernement.

[4].

Par un décret du 8 avril 2010, la BNRK a placé Manas Bank sous administration provisoire. Cette mesure a été renouvelée en octobre 2010, puis remplacée, en janvier 2011, par une mise sous séquestre accompagnée de l'ouverture d'une procédure pénale.

[5].

Le 2 août 2011, M. BELOKON a engagé une procédure d'arbitrage sur le fondement de l'article 9.2 (d) de l'Accord pour la promotion et la protection des investissements conclu le 22 mai 2008 entre la République de Lettonie et la République du KIRGHIZSTAN (Traité bilatéral d'investissement ou TBI) et de l'article 3 du Règlement d'arbitrage de 1976 de la Commission des Nations Unies pour le Droit du Commerce International (CNUDCI).

[6].

Par une sentence rendue à Paris le 24 octobre 2014, le tribunal arbitral ad hoc composé de MM. Hobér et Schiersing, arbitres, et de M. Paulsson, président, a condamné la République du KIRGHIZSTAN à payer à M. BELOKON la somme de 15,2 millions USD en réparation du préjudice résultant de la perte de son investissement, et rejeté le surplus des demandes.

[7].

Le 22 janvier 2015, la République du KIRGHIZSTAN a formé un recours contre cette sentence.

[8].

Par des conclusions notifiées le 9 septembre 2016, elle en sollicite l'annulation, d'une part, en soutenant que la reconnaissance ou l'exécution d'une sentence contraire à la lutte contre le blanchiment violerait l'ordre public international (article 1520, 5° du code de procédure civile), d'autre part, en alléguant l'irrégularité de la constitution du tribunal arbitral résultant du défaut d'impartialité et d'indépendance de deux arbitres et du manquement de l'un d'eux à son obligation de révélation (article 1520, 2° du code de procédure civile). La recourante demande à la cour de rejeter les prétentions de la partie adverse et de la condamner à payer la somme de 300.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

[9].

Par des conclusions notifiées le 2 novembre 2016, M. BELOKON demande à la cour :

- d'écarter des débats les pièces 30, 65, 67 à 74, 77 à 82, 84 à 86, 88 à 96, 99 à 110, 113 à 115 et 117 à 124 obtenues de manière illicite et/ou déloyale,

- de dire irrecevable et subsidiairement mal fondée la demande d'annulation pour irrégularité de la constitution du tribunal arbitral,

- de dire mal fondé le moyen tiré de la violation de l'ordre public international,

- de rejeter le recours en annulation,

- de condamner le KIRGHIZSTAN à lui payer 250.000 euros de dommages-intérêts pour procédure abusive et 300.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

[10].

Le 20 février 2017, la République du Kirghizstan a déposé une note en délibéré non sollicitée par la cour et par conséquent, irrecevable

SUR QUOI :

Sur le premier moyen d'annulation tiré de la violation l'ordre public international (article 1520, 5° du code de procédure civile):

[11].

Le KIRGHIZSTAN expose que la majeure partie de l'activité de Manas Bank, dès sa création et pendant toute la durée de son fonctionnement, avait pour seul objet la mise en place de montages de blanchiment d'argent et/ou d'évasion fiscale; que ses 17 principaux clients, représentant 3,3 milliards d'euros, étaient des sociétés offshore, immatriculées dans les Iles Vierges britanniques, au Belize et en Nouvelle-Zélande, dont les transactions étaient dénuées de tout objet commercial et/ou de finalité économique; que les dirigeants de Manas Bank, notamment, le président du conseil d'administration, Sergey Kostyrin, et un autre membre du conseil d'administration, Juris Kachnovs, n'ont pas seulement toléré ces pratiques mais y ont directement participé; que Manas Bank a été conçue et créée comme une annexe de la Baltic International Bank (BIB), la banque lettonne de M. BELOKON, qui a présenté à Manas Bank les deux tiers de ses clients principaux; que le seul objectif de M. BELOKON en investissant dans Manas Bank en 2007, aux termes d'un appel d'offres truqué, était de mettre en oeuvre les activités de blanchiment qu'il ne pouvait réaliser uniquement au travers de la BIB, plus étroitement surveillée par les autorités lettonnes; que la BIB s'est d'ailleurs vu infliger en Lettonie une sanction de 1,1 millions d'euros pour avoir violé les règles anti-blanchiment entre 2003 et 2015, période qui coïncide avec celle pendant laquelle Manas Bank était active, c'est-à-dire de 2008 à 2010; qu'au cours de l'instance arbitrale peu d'éléments démontrant le blanchiment avaient été réunis, compte tenu de la longueur et de la complexité des enquêtes en la matière, difficultés accrues en l'espèce par la couverture dont M. BELOKON, très lié au fils de l'ancien président Bakiyev, avait bénéficié de la part d'un régime notoirement corrompu; que la sentence a accordé à M. BELOKON une compensation correspondant à la valeur de Manas Bank, alors que cette valeur découle directement d'opérations massives de blanchiment, de sorte que son exécution serait la négation des efforts entrepris pour lutter contre le blanchiment et une véritable légitimation de ces pratiques.

 

[12].

M. BELOKON demande que soient écartées des débats diverses pièces produites par la partie adverse, dont l'origine n'est pas spécifiée mais qui ne peuvent provenir que d'une procédure pénale non contradictoire ou d'une procédure d'expropriation illégale. Il prétend que l'annulation ne peut être prononcée que si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence viole de manière flagrante, effective et concrète l'ordre public international et que la cour d'appel exerce son contrôle au regard des seuls éléments de fait et de droit retenus et appréciés par les arbitres dans leur sentence, compte tenu de ce qui a été plaidé devant eux. Il soutient qu'il n'existe aucun lien de causalité entre l'expropriation et les faits allégués de blanchiment; qu'en effet, d'une part, cette expropriation a été fixée par le tribunal arbitral au 8 avril 2010 et qu'à cette date, ni l'enquête de la BNRK, ni les poursuites du Procureur kirghiz n'avaient débuté et que les faits de blanchiment n'étaient même pas envisagés par l'ordonnance de placement sous administration provisoire, mais seulement la sécurité physique des établissements, les poursuites n'ayant été engagées qu'en janvier 2011, d'autre part, qu'en octobre 2014, lorsqu'a été rendue la sentence, soit quatre ans après le début de l'enquête, le KIRGHIZSTAN n'était toujours pas en mesure de démontrer son implication dans des activités de blanchiment. Il soutient que le moyen invoqué par le KIRGHIZSTAN tend à une nouvelle instruction de l'affaire au fond, interdite au juge de l'annulation, notamment ce qu'il se fonde sur des pièces qui n'avaient pas été soumises aux arbitres. M. BELOKON allègue qu'en tout état de cause, le KIRGHIZSTAN ne démontre toujours pas l'existence d'activités de blanchiment au regard du droit kirghiz, seul applicable en vertu du principe de territorialité de la loi pénale. Il ajoute que le recourant ne saurait, par conséquent se prévaloir de l'article 324-1-1 du code pénal français, qui opère un renversement de la charge de la preuve en cette matière, ce texte, au demeurant, créé par une loi du 6 décembre 2013, n'étant pas susceptible de rétroagir. M. BELOKON soutient qu'à supposer même qu'il soit fait application de la définition du blanchiment dans le droit pénal français, le KIRGHIZSTAN ne prouve ni l'existence d'une infraction principale, ou sous-jacente, ni la participation de Manas Bank à l'introduction de sommes illicites dans le système financier, à leur dissimulation et à leur réintégration dans des activités économiques licites, ni l'existence de l'élément intentionnel du délit, la démonstration étant faite, au contraire, que Manas Bank se conformait aux dispositions du droit bancaire kirghiz, qu'elle transmettait au Service de renseignement financier les opérations excédant un million de soms et qu'elle a subi en 2008 et 2009 deux audits qui n'ont révélé aucune irrégularité. M. BELOKON fait valoir que le rapport d'East Star Capital et l'affidavit de Mme Aiylchieva, inspecteur en chef de la division d'inspection des banques de la BNRK ont été considérés comme dépourvus de pertinence ou erronés tant par les arbitres que par la Cour supérieure de justice de l'Ontario, saisie d'une demande d'exequatur de la sentence. M. BELOKON ajoute que, non seulement la preuve des infractions alléguées n'est pas rapportées mais qu'il n'est même pas établi que l'instruction serait toujours en cours.

Les faits :

[13].

Considérant qu'à la suite d'un appel d'offres lancé à l'été 2007, M. Valeriy BELOKON, ressortissant letton, propriétaire de la banque lettonne Baltic International Bank, a fait l'acquisition de la totalité du capital d'une banque kirghize en faillite, Insan Bank, qu'il a rebaptisée Manas Bank;

[14].

Considérant que le 6 avril 2010, le président kirghiz Kourmanbek Bakiev, réélu en juillet 2009 au terme d'opérations caractérisées par le bourrage généralisé des urnes, les votes multiples et l'abus des ressources publiques (rapport daté du 11 mars 2010 du bureau de la démocratie, des droits de l'homme et du travail du département d'Etat des Etats-Unis, pièce République du Kirghizstan - ci-après RK -, n° 10), a été chassé du pouvoir par une émeute populaire provoquée par le doublement du prix des services publics; qu'un gouvernement provisoire a été constitué par les chefs de l'opposition le 7 avril 2010 (Service de recherche du Parlement européen, Kirghizstan : situation politique, avril 2015, pièce RK, n° 9);

[15].

Considérant que le 8 avril 2010, une ordonnance n° 10/1 a été prise par le conseil d'administration de la Banque Nationale de la République kirghize (BNRK),afin de contrôler le flux de capital et conserver les actifs dans l'intérêt des déposants et autres créanciers bancaires, face à l'instabilité de la République kirghize, et compte tenu de l'importance et de l'interrelation du système, ainsi que des circonstances de vol et de menace de vol, conformément à l'article 32 de la loi de la République kirghize sur la Banque Nationale de la République kirghize et à l'article 45 de la loi de la République kirghize sur les banques et les opérations bancaires”; que cette ordonnance place cinq banques, parmi lesquelles Manas Bank, sous administration provisoire pour une durée de six mois, désigne des administrateurs, et suspend toutes transactions en devises sur les comptes de correspondants de ces banques (pièce Belokon, ci-après - B -, n° 38);

[16].

Considérant que le 9 avril 2010, le parquet de Bichkek a saisi les actifs de la banque Manas sur le fondement des articles 36 et 119 du code de procédure pénale afin de “garantir la procédure civile en matière d'indemnisation des préjudices et l'exécution du jugement aux fins de confiscation des biens”; que cette décision était motivée par des “opérations suspectes de transferts de fonds à grande échelle, dont l'origine suscite des doutes quant à leur légalité, (qui) ont été réalisées entre 2006 et 2010 par l'intermédiaire des banques AsiaUniversalBank (AUB), Issyk-Kul-Invest, Manas, KyrgyzCredit et Akylinvest”, opérations documentées à partir du seul cas d'AUB (pièce B, n° 39);

[17].

Considérant que le 8 octobre 2010, la BNRK a prolongé la décision d'administration temporaire de Manas Bank au motif que M. BELOKON se serait abstenu de remplacer les organes dirigeants dans le délai imparti; que le 28 janvier 2011, elle a pris une mesure de placement sous séquestre pour une durée de 18 mois, prolongée le 25 juillet 2012 pour neuf mois, suivie d'une nouvelle prolongation en juillet 2013 qui s'est achevée par le prononcé de l'insolvabilité de la banque le 6 juillet 2015;

[18].

Considérant que le 2 août 2011, une procédure arbitrale a été engagée par M. BELOKON sur le fondement de l'article 9 (2) d de l'Accord pour la promotion et la protection des investissements conclu le 22 mai 2008 entre la République de Lettonie et la République du KIRGHIZSTAN (Traité bilatéral d'investissement ou TBI) et de l'article 3 du Règlement d'arbitrage de 1976 de la Commission des Nations Unies pour le droit du commerce international (CNUDCI);

La sentence :

[19].

Considérant que la défense du KIRGHIZSTAN dans l'instance arbitrale tenait toute entière dans l'allégation de blanchiment;

[20].

Considérant, toutefois, qu'aucun jugement de condamnation pénale n'était intervenu au KIRGHIZSTAN lorsque le tribunal arbitral a statué et que tel est d'ailleurs toujours le cas;

[21].

Considérant, en effet, que le Tribunal du District de Pervomayski de la ville de Bichkek a rendu deux jugements le 18 avril et le 28 décembre 2011 sur les poursuites engagées contre M. Valery BELOKON, M. Maxim Bakiev (fils du président Kurmanbek Bakiev), M.Verbitsky (ou Verbickis, président du conseil de Manas Bank) et 29 autres personnes, notamment des chefs de corruption et de blanchiment; que ces jugements ont renvoyé l'affaire au bureau du Procureur Général de la République du Kirghizstan pour “éliminer les lacunes et les défaillances” de l'enquête (pièces B, n°s 26 et 27) ; que le premier jugement relève, d'une part, que 23 des 38 personnes mises en cause ont été renvoyées devant la juridiction de jugement sans que les accusations portées à leur encontre leur aient été régulièrement notifiées et sans qu'elles aient pu bénéficier de l'assistance d'un avocat, d'autre part, que les copies versées au dossier n'étaient pas certifiées par les enquêteurs et n'étaient pas numérotées; que le second jugement constate le très grand désordre du dossier, l'absence de preuve des revenus illicites perçus par les accusés et du caractère fictif de certaines transactions, ainsi que l'absence de réponse aux commissions rogatoires internationales envoyées le 7 septembre 2011 en Lettonie aux fins de notification des charges notamment à MM BELOKON et Verbitsky ; que les juges kirghizes concluent que “le dossier a été instruit de manière superficielle, les enquêteurs ayant fait preuve d'un parti-pris en défaveur des accusés”;

[22].

Considérant que postérieurement à ces deux décisions, il n'est pas démontré que la justice kirghize se soit à nouveau prononcée sur les poursuites pénales engagées contre M. BELOKON, celui-ci faisant allusion dans ses conclusions à un nouveau renvoi du dossier au Procureur général pour complément d'enquête par un jugement du 26 juin 2015 qui n'est pas produit;

[23].

Considérant que le 30 mars 2012, le KIRGHIZSTAN a demandé la suspension de l'instance arbitrale compte tenu des poursuites pénales en cours, ce qui a été refusé, le tribunal reconnaissant néanmoins qu'une nouvelle demande pourrait être présentée si des éléments concrets démontraient que les enquêtes étaient susceptibles de fournir des preuves “imminentes, spécifiques et pertinentes” (sentence § 23); qu'une nouvelle demande fondée sur l'enquête pénale diligentée à New York contre M. Maxim Bakiev a été également rejetée au motif que ces investigations ne présentaient pas de lien suffisant avec l'arbitrage (sentence § 24);

[24].

Considérant que l'échange de pièces a été clôturé en décembre 2013 après l'audition des témoins, avec l'accord des parties (sentence § 165);

[25].

Considérant qu'à l'allégation de blanchiment opposée par le KIRGHIZSTAN aux demandes indemnitaires de M. BELOKON, le tribunal arbitral a répondu dans les termes suivants :

“153. Comme l'indique le Groupe d'Action financière (GAFI), une organisation intergouvernementale qui regroupe, entre autres, les grandes économies mondiales dans la lutte contre la délinquance économique, y compris la corruption et le blanchiment d'argent :

'Le blanchiment d'argent est le processus qu'utilisent ces criminels pour déguiser l'origine illégale de ces fonds. Cette étape est capitale dans la mesure où elle permet aux groupes criminels de jouir de leurs profits sans mettre en danger leur source'.

154. Trois phases séquentielles reconnues constituent le blanchiment d'argent : (i) le placement, (ii) l'empilage et (iii) l'intégration. La phase de placement concerne la période durant laquelle l'argent généré par les activités criminelles est injecté dans le système financier. La phase d'empilage a pour but de masquer son origine en le faisant transiter via des transactions souvent complexes. Enfin, la phase d'intégration permet à l'argent de “refaire surface” sous forme de fonds ou d'actifs légitimes.

155. En pratique, les groupes criminels qui cherchent à blanchir les produits de leurs activités illégales disposent d'une multitude de méthodes possibles pour ce faire. Les institutions financières jouent, volontairement ou malgré elles, un rôle central dans la plupart des montages de blanchiment de fonds.

156. Ce Tribunal a connaissance d'opérations financières et des montants en apparence importants impliqués dans ces transactions, mentionnées dans le deuxième rapport d'expertise par East Star Capital. Dans ce contexte, le Tribunal a à l'esprit les définitions et caractéristiques d'un système de blanchiment de fonds typique.

157. De plus, le Tribunal reconnaît que certaines de ces transactions pourraient justifier de plus amples investigations permettant de déterminer si des activités considérées comme du blanchiment d'argent peuvent avoir été menées, par ou via Manas Bank.

158. Si des preuves substantielles et probantes d'une implication active de Manas Bank dans des activités de blanchiment d'argent avaient été produites devant le Tribunal, la demande déposée dans le cadre du TBI aurait pu être rejetée. Il n'est pas besoin de rappeler que la protection des investissements n'a pas pour objectif de bénéficier à des criminels ou à des investissements reposant sur ou menés par des activités criminelles.

159. Le blanchiment d'argent représente un grave problème. Tout arbitre faisant face à des allégations de blanchiment d'argent doit méticuleusement examiner les éléments de preuve. Néanmoins, la gravité des faits allégués n'implique en rien que les principes fondamentaux de respect des procédures et de charge de la preuve peuvent ou doivent être négligés lors du traitement de telles allégations.

160. Dans son mémoire postérieur à l'audience, le Défendeur suggère que les suspicions sont suffisantes :

‘Une distinction importante doit être relevée dans les cas de blanchiment d'argent: la banque doit agir non pas lorsque l'illégalité est avérée, mais dès qu'elle est suspectée. Ce devoir d'action et de signalement des suspicions relève généralement de l'obligation légale, et une absence de signalement peut représenter en elle-même une infraction pénale.'

161. La suspicion de blanchiment d'argent peut, en effet, être, en elle-même suffisante pour justifier un jugement interlocutoire de la part d'un Etat-hôte, qui offrira le temps nécessaire à une investigation approfondie des activités suspectes alléguées. Néanmoins, l'Etat-hôte reste tenu de prouver que des activités de blanchiment d'argent ont bel et bien été menées par l'institution concernée, dans le cas présent Manas Bank, et que les mesures prises l'ont été en accord avec ses obligations internationales.

162. Bien entendu, les autorités nationales peuvent être bien mieux placées qu'un organisme international pour enquêter sur l'existence d'activités criminelles alléguées, dont le blanchiment d'argent, de la part de l'un de ses ressortissants. Mais si ces dernières, ayant été en position de déployer les pouvoirs conséquents dont elles disposent pour l'investigation des activités criminelles en reviennent les mains vides au point que les tribunaux locaux ont, plus d'une fois, exigé des investigations plus poussées, il est difficile de concevoir comment un tribunal international, en l'absence de preuves concrètes, pourrait parvenir à des conclusions différentes.”;

[26].

Considérant que le tribunal arbitral, après avoir constaté l'absence d'éléments probants produits par la procédure pénale et avoir relevé les insuffisances du rapport d'expertise de la société East Star Capital (ESC) versé aux débats par le KIRGHIZSTAN, a écarté l'allégation de blanchiment et examiné les faits imputés au défendeur au regard des stipulations du TBI; qu'il a constaté que la mesure d'administration provisoire initiale n'était pas justifiée, dès lors que les menaces qui pesaient sur le système bancaire étaient, selon les propres indications données par la BNRK dans son décret n°24/2 du 28 avril 2010 en réponse aux objections de Manas Bank (sentence § 200 et 78), de nature seulement physique (risque de vols, de déprédations) et non systémique; que le renouvellement de l'administration provisoire le 8 octobre 2010 au motif que M. BELOKON n'aurait pas proposé les noms de nouveaux administrateurs dans le délai imparti, alors que ce délai n'était pas expiré, a été décidé en violation de la loi kirghize; que la mise sous séquestre avait été prononcée au titre d'une procédure pénale qui s'était poursuivie pendant plusieurs années sans produire de résultats tangibles, qu'elle avait été prolongée sans que la loi le permette et qu'elle avait conduit à une gestion déplorable de la banque; que les arbitres en ont déduit que Manas Bank avait fait l'objet d'une expropriation déguisée et que cette expropriation ne poursuivait pas un but d'utilité publique; que le tribunal a estimé, en outre, que les poursuites pénales étaient arbitraires et sans relation causale avec la mise sous séquestre et qu'il y avait donc eu de ce chef, ainsi que de celui de l'administration temporaire et de la mise sous séquestre, violation de la norme de traitement juste et équitable prévue par le TBI;

[27].

Considérant que les arbitres saisis d'une demande tendant à voir condamner le KIRGHIZSTAN à payer une indemnité de l'ordre de 33 millions USD, à mettre un terme à toutes les investigations administratives et pénales à l'encontre de M. BELOKON, et à publier dans des organes de presse une réhabilitation du nom de celui-ci et des personnes liées à Manas Bank, a prononcé une condamnation au paiement d'une indemnité de 15.020.000 USD, outre intérêts et frais de procédure, et rejeté le surplus des demandes;

Le contrôle exercé par le juge de l'annulation :

[28].

Considérant que la prohibition du blanchiment est au nombre des principes dont l'ordre juridique français ne saurait souffrir la violation même dans un contexte international; qu'elle relève, par conséquent de l'ordre public international;

[29].

Considérant, en effet, que la lutte contre le blanchiment d'argent provenant d'activités délictueuses fait l'objet d'un consensus international exprimé notamment dans la Convention des Nations Unies contre la corruption faite à Mérida le 9 décembre 2003, signée par 140 Etats et entrée en vigueur le 14 décembre 2005;

[30].

Que le blanchiment s'entend, selon l'article 23 (1) de cette convention, des faits suivants lorsqu'ils sont commis intentionnellement : 

la conversion ou (le) transfert de biens dont celui qui s'y livre sait qu'ils sont le produit du crime, dans le but de dissimuler ou de déguiser l'origine illicite desdits biens ou d'aider toute personne qui est impliquée dans la commission de l'infraction principale à échapper aux conséquences juridiques de ses actes;
la dissimulation ou (le) déguisement de la nature véritable, de l'origine, de l'emplacement, de la disposition, du mouvement ou de la propriété de biens ou de droits y relatifs dont l'auteur sait qu'ils sont le produit du crime;
(...)
l'acquisition, la détention ou l'utilisation de biens dont celui qui les acquiert, les détient ou les utilise sait, au moment où il les reçoit, qu'ils sont le produit du crime; la participation à l'une des infractions établies conformément au présent article ou à toute association, entente, tentative ou complicité par fourniture d'une assistance, d'une aide ou de conseils en vue de sa commission”;

[31].

Considérant, en premier lieu, que si la République française et la République du KIRGHIZSTAN, toutes deux parties à cette convention, sont aussi toutes deux dotées d'incriminations pénales des faits de blanchiment, il n'entre pas dans la mission de cette cour, saisie d'un recours en annulation d'une sentence internationale, de rechercher si une partie à l'arbitrage peut être déclarée coupable du délit de blanchiment en application des dispositions pénales d'un ordre juridique national, mais seulement de rechercher si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence est de nature à entraver l'objectif de lutte contre le blanchiment en faisant bénéficier une partie du produit d'activités de cette nature, telles que définies par les stipulations précitées de la convention de Mérida;

[32].

Considérant que l'examen de ce grief n'est pas subordonné à l'intervention préalable d'une condamnation pénale du chef de blanchiment;

[33].

Qu'il en résulte que la circonstance que les poursuites engagées par les autorités kirghizes en 2010 n'aient pas encore débouché sur un procès au fond est dénuée de pertinence,

[34].

Considérant, au demeurant, que la durée de l'instruction n'apparaît pas, en l'occurrence, manifestement disproportionnée, dès lors que les faits de blanchiment donnent lieu, par nature, à des montages opaques et complexes impliquant de multiples sociétés off shore et, qu'en outre, la plupart des personnes poursuivies dans le dossier pénal en cause ont quitté le territoire kirghiz;

[35].

Considérant qu'il n'est pas davantage avéré que le ministère public ait renoncé aux poursuites; qu'en effet le courrier adressé le 28 janvier 2016 aux avocats de M. BELOKON par le Service d'Etat pour la lutte contre les délits économiques près le Gouvernement de la République kirghize fait seulement état de ce que, les prévenus faisant l'objet de recherches, ses investigations étaient suspendues et le dossier transmis au Procureur général pour examen, de sorte qu'il ne lui était pas possible de satisfaire leur demande de communication de pièces (pièce B, n° 45); que ne peut pas plus s'analyser comme un abandon des poursuites la décision prise par Interpol le 6 juillet 2012 de supprimer les fiches concernant plusieurs mis en cause; que, du reste, les procès-verbaux d'interrogatoires de témoins faits sur commission rogatoire par la police estonienne le 2 mars 2016 (pièce RK, n° 83) et par la police russe le 31 mai 2016 (pièce RK, n° 76) démontrent que l'instruction est toujours en cours;

[36].

Considérant, en second lieu, que le contrôle exercé par le juge de l'annulation sur la sentence arbitrale en vertu de l'article 1520, 5° du code de procédure civile n'a pas pour objet de vérifier si les décisions de placement sous administration provisoire puis sous séquestre de la Manas Bank ont été prises légalement ou non au regard du droit kirghize, ni si les agissements de la République du KIRGHIZSTAN sont des violations de l'obligation de traitement juste et équitable prévue par le TBI, mais, ainsi qu'il a été dit, de s'assurer que l'exécution de la sentence n'est pas de nature à faire bénéficier une partie du produit d'activités délictueuses;

[37].

Considérant que cette recherche, menée pour la défense de l'ordre public international, n'est pas limitée aux éléments de preuve produits devant les arbitres, ni liée par les constatations, appréciations et qualifications opérées par ceux-ci;

[38].

Que la cour doit seulement s'assurer que la production des éléments de preuve devant elle respecte le principe de la contradiction et celui d'égalité des armes et que chaque partie a été mise en mesure de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation substantiellement désavantageuse vis-à-vis de son adversaire;

La demande tendant à voir écarter certaines pièces des débats :

[39].

Considérant que M. BELOKON demande que soient écartées des débats les pièces obtenues dans le cadre de l'instruction pénale conduite au Kirghizstan et/ou grâce à l'expropriation illégale constatée par la sentence; qu'il vise les pièces n°s 30, 65, 67 à 74, 77 à 81, 82, 84 à 86, 88 à 96, 99 à 110, 113 à 115 et 117 à 124 (conclusions p. 38, note n° 142);

[40].

Considérant, en premier lieu, que pour que soient respectés les principes de loyauté des débats et d'égalité des armes, il convient que l'asymétrie résultant de la mise en oeuvre par un Etat de ses pouvoirs d'investigation dans le cadre d'une procédure d'instruction soit corrigée par un accès de la personne mise en cause à l'ensemble du dossier pénal afin qu'elle puisse s'assurer que les pièces produites dans une instance civile parallèle ne sont pas tronquées ou tendancieusement sélectionnées et qu'elle puisse obtenir la communication des documents utiles à sa défense;

[41].

Considérant que l'allégation de M. BELOKON selon laquelle ce droit d'accès lui a été refusé n'est pas contestée par la partie adverse;

[42].

Considérant, en second lieu, que les documents litigieux (formulaires d'ouverture de comptes, relevés de comptes, certificats de constitution de sociétés) sont produits sans aucune indication de leur origine et des conditions dans lesquelles ils ont été recueillis;

[43].

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il convient de faire intégralement droit à la demande de M. BELOKON tendant à ce que soient écartées des débats les pièces énumérées à la page 38 de ses conclusions;

L'allégation de blanchiment :

[44].

Considérant que la République du KIRGHIZSTAN soutient, en substance, qu'Insan Bank, rebaptisée Manas Bank, a été acquise dans des conditions suspectes par M. BELOKON dans le seul but d'en faire une plate-forme de blanchiment grâce à ses liens étroits avec le fils du président Kurmanbek Bakiev, Maxim Bakiev, lequel employait à ses fins personnelles les pouvoirs étendus que son père lui avait confiés sur l'économie du pays;

1) Les relations de M. BELOKON et de M. Maxim Bakiev

[45].

Considérant que M. Kurmanbek Bakiev a été élu à la présidence de la République le 10 juillet 2005 à la suite de la révolution dite “de la tulipe”; que le 29 octobre 2009, il a officialisé l'influence de son fils Maxim sur le gouvernement et sur l'économie du pays en le nommant à la tête de l'Agence centrale pour le Développement, l'Investissement et l'Innovation (ACDII);

[46].

Considérant que l'Institut Asie Centrale-Caucase donne de cet événement l'analyse suivante (pièce RK n° 20), qui n'est pas contestée par M. BELOKON:

Conformément à la loi relative à la création de l'agence, l'ACDII sera responsable de la ‘réorganisation structurelle de l'économie du pays, le soutien aux entreprises, attirer les investissements étrangers, et surtout, la préparation du budget et des programmes économiques nationaux du pays'. En d'autres termes, le fils du président s'occupera des investisseurs étrangers et contrôlera tous les grands projets économiques dans lesquels l'Etat intervient pour le compte du gouvernement. De plus, l'agence ayant été chargée de la gestion du Fonds de développement national (FDN), la disposition de tous les prêts étrangers, notamment le prêt de 300 millions de dollars de la Russie, ainsi les parts détenues par l'Etat dans la plus grande entreprise publique ont été confiées à l'ACDII.”;

[47].

Que cette analyse souligne l'affaiblissement corrélatif de la position du gouvernement dont le premier ministre devient un simple membre du conseil de direction du FDN désormais présidé par le dirigeant de l'ACDII;

[48].

Considérant qu'il en résulte, et qu'il n'est d'ailleurs pas contesté, que les pouvoirs de l'Etat sur l'économie kirghize se trouvaient ainsi - de jure, après l'avoir été de facto -, concentrés entre les mains de M. Maxim Bakiev;

[49].

Considérant que sur les liens de ce dernier avec M. BELOKON, le tribunal arbitral a estimé qu'il n'était “pas en position de déterminer de manière positive que la relation entre le Demandeur et le fils de M. Bakiev, Maxim Bakiev, était inappropriée, étant donné que celle-ci était uniquement superficielle”;

[50].

Considérant qu'en réalité, M. BELOKON et M. Maxim Bakiev sont cofondateurs et actionnaires chacun pour moitié de la société LLC Maval Aktivi immatriculée à Riga le 20 juin 2006 dont l'objet est la fourniture de services financiers (pièce RK n° 25);

[51].

Qu'à compter de la reprise d'Insan Bank à l'été 2007, jusqu'aux événements d'avril 2010, le quatrième étage de l'immeuble acquis par la banque pour abriter ses activités a été occupé par M. Maxim Bakiev sans qu'aucun contrat de location ait été signé et sans que l'occupant ait acquitté de charges, le quatrième étage n'ayant pas de compteurs distincts (courrier adressé le 14 septembre 2012 par la conservatrice de Manas Bank au vice-président du conseil de la BNRK, pièce RK n° 26);

[52].

Que M. Bakiev était aussi un client privilégié de la banque; que M. Verbickis (président du conseil de Manas Bank) a, par exemple, reconnu qu'une demande de prêt de 550.000 USD, déposée le 22 décembre 2008 par une société dont M. Bakiev était bénéficiaire avait été satisfaite, dès le 23 décembre; qu'il a précisé qu'il n'était pas inhabituel que la banque consente des prêts aussi rapidement ( procès-verbal d'audition par le tribunal arbitral , p. 64, pièce B n° 86);

[53].

Considérant qu'il apparaît donc que les relations entre M. BELOKON et M. Bakiev n'étaient pas superficielles et qu'elles peuvent certainement être qualifiées d' “inappropriées” dans la mesure où les prestations immobilières fournies par Manas Bank à M. Bakiev s'analysent comme des abus de biens sociaux;

[54].

Considérant, du reste, que la Manas Bank jouissait d'une confiance particulière de la part des autorités publiques kirghizes puisque le 23 septembre 2009, le Fonds de développement de la République kirghize a déposé auprès d'elle, 8 millions USD pour trois mois; que ce dépôt a été renouvelé le 26 décembre 2009 et le 26 mars 2010, et que le Fonds social de la République kirghize a également fait d'importants dépôts, de l'ordre de 14 millions USD, à compter de mai 2009 (pièce RK, n° 27); que si M. Verbickis allègue dans son témoignage, sans que cela soit étayé, que ce montant représenterait une petite partie des sommes placées par ce fonds auprès de diverses banques, il n'en reste pas moins qu'ainsi que le fait observer Mme Aiylchieva, dans une attestation conforme aux dispositions de l'article 202 du code de procédure civile versée aux débats devant cette cour, qui reproduit les termes de son témoignage écrit devant le tribunal arbitral :

En temps normal, j'aurais trouvé surprenant que le Gouvernement transfère une quantité si importante de fond publics à une banque existant depuis un an” (pièce RK, n° 57, p. 4);

2) Les conditions d'acquisition d'Insan Bank

[55].

Considérant qu'il résulte des énonciations de la sentence et qu'il n'est pas contesté qu'à l'été 2007 la BNRK a publié un appel d'offres pour l'acquisition et le redressement de cet établissement; que le comité chargé d'examiner les propositions de reprises ne pouvait se prononcer que s'il était saisi d'au moins deux offres; que le 28 août 2007, deux offres ont été reçues, émanant de M. BELOKON et de M. Eliseev, juriste de droit bancaire qui avait été l'avocat de M. BELOKON; que le comité a choisi à l'unanimité la proposition de M. BELOKON (sentence, § 57 à 61);

[56].

Considérant que la République du KIRGHIZSTAN allègue l'insincérité de la procédure d'appel d'offres;

[57].

Considérant que dans son témoignage devant le tribunal arbitral, M. Verbickis, qui était en relation d'affaires avec M. BELOKON depuis le début des années 1990, a déclaré qu'au milieu de l'été 2007, M. Eliseev, avait indiqué à M. BELOKON et à lui-même que leur collaboration devait cesser car il entendait participer à l'appel d'offres concernant Insan Bank et que, par la suite, il n'avait rencontré M. Eliseev que pour finaliser des documents juridiques dans des affaires qu'ils avaient précédemment eu en commun (procès-verbal d'audition du 10 décembre 2013, p. 17 à 20, pièce B., n° 86); que, toutefois, la suite de l'audition a fait apparaître, d'une part, qu'en 2007 M. Verbickis était, avec l'aval de M. BELOKON ( procès-verbal p.26), directeur général de plusieurs sociétés fondées ou contrôlées par M. Eliseev : V. Innovation (procès-verbal, p. 20), ZAO Innovatsia, (procès-verbal, p. 21), OsOO Technologia (fondée par VIP Consulting, elle-même fondée par M. Eliseev, procès-verbal, p. 28 et 29, M. Verbickis étant resté directeur général jusqu'en janvier 2008), d'autre part, que plusieurs sociétés fondées par M. Eliseev avaient le même siège social que Manas Bank (ZAO Innovatsia, procès-verbal, p. 21 et 22, OsOO V Tchnologia, procès-verbal, p. 27), enfin que la collaboration de M. Eliseev avec M. BELOKON et M. Verbickis portait précisément sur le projet de reprise d'Insan Bank et que les dispositions prises avant même le résultat de l'appel d'offres démontraient le faible aléa de la procédure puisque la société V. Innovation dont M. Eliseev était fondateur et détenteur du capital avait déjà, pour le compte de M. BELOKON, entrepris les travaux d'aménagement des futurs locaux et signé le contrat de fourniture de logiciel informatique (procès-verbal, p. 30 et p. 50 et 51);

[58].

Considérant qu'en ce qui concerne la portée de ce témoignage, si M. Verbickis s'est plaint à plusieurs reprises au cours de son audition de n'avoir pas les pièces sous les yeux, ce n'était que pour des précisions de dates ou de sommes d'argent, mais non pas sur les points ci-dessus qui n'appelaient d'ailleurs pas d'effort de mémoire particulier;

[59].

Considérant qu'à l'issue de cette audition, le tribunal arbitral a estimé qu'il n'était “pas en mesure d'établir une détermination positive concernant les allégations du Défendeur (selon lesquelles l'appel d'offres était truqué), étant donné qu'aucune preuve concordante ne lui a été fournie. La simple relation entre le Demandeur et M. Eliseev est insuffisante pour prouver une fraude en lien avec l'investissement. En particulier, le Tribunal constate que le comité d'Insan Bank semblait très impressionné par l'offre du Demandeur pour l'acquisition d'Insan Bank. En outre, le tribunal convient que même en l'absence d'offre de M. Eliseev, le Demandeur aurait très bien pu obtenir une licence bancaire en République du KIRGHIZSTAN” (sentence, § 62);

[60].

Considérant que la cour estime, pour sa part, que les faits rapportés ci-dessus établissent suffisamment que l'appel d'offres s'est déroulé dans des conditions irrégulières, la circonstance que M. BELOKON aurait pu créer un établissement bancaire au Kirghizstan par d'autres moyens étant sans influence sur cette constatation;

3) Les contrôles exercés sur Manas Bank

[61].

Considérant que M. BELOKON fait valoir que la gestion de Manas Bank n'avait suscité avant 2010 aucune critique de la part des autorités régulatrices et que, ainsi que le rappelle M. Verbickis, la BNRK dépêchait des auditeurs chez Manas Bank, lesquels faisaient preuve de rigueur dans l'appréciation des documents, et ne s'étaient jamais plaints d'un manque d'accès à quelque document que ce fût. Au terme de ces audits, aucune violation des dispositifs anti-blanchiment n'avait été constatée” (conclusions, p. 94, citant le second témoignage écrit de M Verbickis devant le tribunal arbitral daté du 15 octobre 2012 );

[62].

Considérant que M. Verbickis reconnaît, dans ce témoignage, que Mme Ulyana Yurevna Pak, dirigeante de la société kirghize Top Audit KG, chargée de l'audit externe de Manas Bank, était titulaire d'un coffre-fort dans cette banque, mais affirme que cette circonstance était sans influence sur l'impartialité de l'intéressée et ne violait donc pas la législation kirghize (pièce B, n° 75 § 34);

[63].

Considérant, toutefois, qu'il résulte du “rapport d'inspection des pratiques de la SPAF Manas Bank en matière de location de coffres”, établi le 2 juin 2011 par le conservateur de la banque, que Mme Pak possédait en réalité sept coffres qui contenaient, pour quatre d'entre eux des devises en espèces : 1.350.000 USD, 1.419.800 USD, 1.619.000 USD et 1.959.900 USD et pour le cinquième, plusieurs tampons de sociétés commerciales dont l'une immatriculée aux Iles Vierges britanniques, ainsi que huit tampons de services régionaux d'inspection fiscale (Pervomayskyi District, Octj abrskyi District, Sverdlovskyi District, etc.) (pièce RK, n° 31);

[64].

Considérant que cette pièce n'est pas commentée par M. BELOKON; qu'elle ne l'a pas été davantage par le tribunal arbitral auquel elle avait été communiquée en annexe à la déclaration de témoin de Mme Rakhat Aiylchieva, inspectrice en chef de la division d'inspection des banques de la BNRK (pièce A-46 annexée au témoignage de Mme Aiylchieva, pièce RK, n° 57); que, du reste, si la sentence mentionne au paragraphe 34 que ce témoignage a été versé aux débats, elle n'y fait par la suite aucune allusion;

[65].

Considérant que le contenu des coffres de Mme Pak accrédite la thèse du KIRGHIZSTAN selon laquelle la probité de l'auditeur externe de Manas Bank était douteuse et la réalité de ses contrôles sur la banque sujette à caution;

[66].

Considérant, par ailleurs, que cette même Ulyana Yurievna Pak, directrice générale de la CJSC “Top-Audit KG”, a été enregistrée par un décret du 3 mai 2009 de la Commission centrale des élections et référendum de la République kirghize comme représentante autorisée disposant du pouvoir de signature de documents financiers du candidat à l'élection présidentielle K. S. Bakiev (pièce RK, n° 28);

4) Les relations de Manas Bank avec la Baltic International Bank

[67].

Considérant que Manas Bank entretenait des relations étroites avec la Baltic International Bank (BIB) dont le capital appartient à M. BELOKON; que cet aspect sur lequel M. BELOKON est discret devant la cour avait été au contraire mis en exergue dans l'instance arbitrale, la sentence relevant d'ailleurs qu'en “tirant parti du savoir-faire et des ressources humaines de la Baltic International Bank, Manas Bank a vite été performante” (sentence, § 3);

[68].

Considérant que le 10 mars 2016 la Commission des marchés financiers et de capitaux de Lettonie a publié une décision de son conseil infligeant à la BIB et à sa présidente, Mme Ilona Gujcaka des amendes d'un montant respectif de 1.100.000 euros et 25.000 euros, aux motifs suivants : “au cours d'inspection menées au sein de la Baltic International Bank, la CMFC avait identifié des violations répétées de dispositions de la loi sur la prévention du blanchiment des produits d'activités criminelles (...) Alors qu'elle était impliquée dans des transactions soumettant la banque à des risques importants de blanchiment d'argent et de réputation.
La banque n'a pas apporté une attention suffisante à des opérations complexes et liées entre elles réalisées par des clients, n'a pas identifié l'origine des fonds et n'a pas détecté en temps voulu des schémas suspects de transactions continues de spot forex.
Les activités de la banque étant concentrées sur des marchés étrangers susceptibles de les soumettre à des risques accrus de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme, la CMFC souligne l'importance de mettre en oeuvre des audits appropriés des clients, une supervision et un système de contrôle interne efficace.
Lors de l'appréciation de la responsabilité de la Présidente de la Baltic International Bank, Ilona Gulcaka, la CMFC a pris en compte le fait que, au cours de la période 2003-2015, elle était responsable des questions de lutte contre le blanchiment” (pièce RK, n° 36);

[69].

Considérant que le commentaire de cette décision, envoyé le 21 septembre 2016 par la société BIB, dont le capital est détenu par M. BELOKON, à la société JSC “BELOKON HOLDINGS” appartenant également à M. BELOKON, ne peut être considéré comme probant lorsqu'il affirme, sans aucun élément matériel, que le contrôle ne portait que sur la période 2011 à 2015 - donc postérieure à la saisie de Manas Bank (pièce B, n° 87);

[70].

Considérant qu'il apparaît, par conséquent, que Manas Bank prolongeait, dans un Etat doté de faibles structures de contrôle, les activités d'une banque lettone peu soucieuse des règles de vigilance anti-blanchiment ;

5) Le volume et la structure des opérations réalisées par Manas Bank

[71].

Considérant que le KIRGHIZSTAN a produit dans l'instance arbitrale deux rapports d'une société d'experts indépendants East Star Capital (ESC);

[72].

Considérant que le tribunal arbitral relève que ces rapports ont étépréparés par deux consultants occidentaux en quelques semaines, qu’ils ne prétendent pascontenir de preuves, mais se bornentà faire allusion à des faits dont ils allèguent qu’ilsdevraient faire l’objet d’investigations plus approfondies (sentence § 164 et 165), que lesecond contiendrait, en outre, des erreurs d’évaluation des débits et des crédits, ainsi quedes erreurs de dénomination des transactions (sentence § 176);

[73].

Considérant, toutefois, que ne sont pas contestées les données suivantes figurant dans le second rapport ESC (pièce B, n° 68) : qu'en deux ans et huit mois, la valeur totale des transactions de Manas Bank s'élevait à 5,2 milliards USD, soit un peu plus que le Produit Intérieur Brut total annuel de la République kirghize en 2008, et que sur la valeur totale des transactions, 80 %, soit 4,2 milliards USD impliquaient des sociétés non-résidentes (rapport, p. 7); que ces données sont d'ailleurs confirmées par un rapport établi le 10 août 2016 par l'Agence de la République Kirghize pour la Réorganisation des Banques et la Restructuration de la dette (DEBRA) établissement public exerçant les fonctions d'administrateur judiciaire des banques en situation de faillite (pièce RK n° 64 non contestée par M. BELOKON) qui fait ressortir que le chiffre global des mouvements de crédit sur la totalité des comptes clients de CJSC Manas Bank entre le 1er janvier 2008 et le 7 avril 2010 s'élevait à 5.923.825.731 USD (au taux moyen en vigueur au moment du calcul) dont 561.997.922 som (monnaie kirghize), 2.896.574.489 USD, 1.786.110.525 euros et le reste dans d'autres devises;

[74].

Considérant que le volume et la structure de ces transactions réalisées par une banque qui était en déconfiture lors de sa reprise par M. BELOKON à la fin de l'été 2007 apparaissent sans rapport avec l'état de l'économie kirghize; qu'un succès aussi foudroyant, dans un temps aussi bref, dans un pays aussi pauvre, n'est pas explicable par des pratiques bancaires orthodoxes;

[75].

Considérant qu'il résulte de ce qui précède des indices graves, précis et concordants de ce qu'Insan Bank a été reprise par M. BELOKON afin de développer dans un Etat où ses relations privilégiées avec le détenteur du pouvoir économique lui garantissaient l'absence de contrôle réel de ses activités, des pratiques de blanchiment qui n'avaient pu s'épanouir dans l'environnement moins favorable de la Lettonie;

[76].

Considérant que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence entreprise, qui aurait pour effet de faire bénéficier M. BELOKON du produit d'activités délictueuses, viole de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international; qu'il convient donc de prononcer l'annulation sollicitée;

Sur la demande de dommages-intérêts pour recours abusif :

[77].

Considérant qu'eu égard au sens de l'arrêt, cette demande ne peut qu'être rejetée;

Sur la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile:

[78].

Considérant que M. BELOKON, qui succombe, ne saurait bénéficier des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, et sera condamné sur ce fondement à payer à la République du KIRGHIZSTAN la somme de 300.000 euros;

PAR CES MOTIFS :

[79].

Ecarte des débats les pièces de la République du KIRGHIZSTAN n°s 30, 65, 67 à 74, 77 à 81, 82, 84 à 86, 88 à 96, 99 à 110, 113 à 115 et 117 à 124.

Annule la sentence rendue à Paris entre les parties le 24 octobre 2014.

Rejette la demande de dommages-intérêts formée par M. BELOKON.

Condamne M. BELOKON aux dépens et au paiement à la République du KIRGHIZSTAN de la somme de 300.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

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